avenir d'une offensive

Insurrection en Égypte

À notre connaissance, il n’y avait pas jusque-là dans l’histoire récente d’exemple d’une insurrection à propos de laquelle il était possible d’affirmer qu’elle en avait déclenché directement une deuxième dans un autre État. Au vu des conditions partagées par les voisins de l’Argentine en 2001, de la Bolivie en 2003 et du Kirghizistan en 2005 et 2010 − pour s’en tenir à ce siècle et aux assauts les plus puissants ayant entraîné la chute de gouvernements −, l’absence d’une telle réaction en chaîne n’a pas laissé de désappointer ceux qui y cherchaient le dépassement de la phase historique en cours. Inévitablement, ces menées insurrectionnelles ont eu des échos et des répercussions au-delà de leur territoire particulier, mais sans atteindre ni ampleur comparable ni visibilité, sans donc que leurs acteurs fussent susceptibles de se reconnaître d’un même mouvement, d’une même ambition. Bien qu’animée par de réguliers soulèvements, l’époque touchait là ses limites, ce par quoi on peut a posteriori la définir, limites qui en retour ont conforté la vision commune portée sur la révolte dans son ensemble via le discours propagé à son propos dans l’information : toujours particularisée, s’arrêtant aux frontières, ne concernant jamais qu’un groupe humain identifié par son encadrement national et l’exclusivité de ses revendications, avec comme perspective ultime concédée en dernier recours la prise du pouvoir d’État par les opportunistes les mieux placés. La persistance de telles bornes n’a pas seulement influencé le devenir d’événements cruciaux, elle a déterminé pour la grande majorité des humains le cadre de ce qui est imaginable dans l’apparente immuabilité de la division étatique du monde. Moment où s’interrompt un tel état de fait, janvier 2011 est déjà celui de l’apparition d’une nouveauté, la réfutation en actes de la représentation dominante réduisant systématiquement les manifestations du négatif à des éclats ponctuels sans liens entre eux et jouant ainsi un rôle actif dans leur défaite conditionnée par l’entretien de cet isolement. Ce passage au-delà du schéma fataliste de l’insurrection dans un seul État comme dernière extrémité constitue alors une ouverture inédite pour la dispute sur la libre définition de l’humanité par elle-même.

Alors qu’il est en perte de vitesse et contré par des dispositifs réadaptés à la hâte, le débat tunisien va s’exporter hors de ses frontières comme l’expérience exemplaire d’un possible, et pour cela comme un redoutable détonateur des passions. Mais cette puissance, sans discours articulé ni théorie, doit sa publicité à ses ennemis déroutés dont la priorité consiste à y substituer leur indigente interprétation où l’exemple se change en modèle achevé, la progression en répétition, l’unité potentielle en reconduction de la séparation. Sont ainsi convoqués tous les éléments de la captieuse qualification de « printemps arabe », encore à l’état d’hypothèse mais déjà formulée sur le ton de l’incantation par quelques-uns de ces météorologues de l’information qui anticipent dans l’espoir de le neutraliser ce qui s’annonce bien plus maintenant comme un rigoureux hiver gueux. Dans sa progression vers l’ouest, par les signes encore mineurs qui clignotent de l’Albanie au Yémen en passant par le Liban, il s’est déjà dessiné comme le dégagement d’un horizon, celui de l’affranchissement du sujet négatif nouvellement formé du vieil enclos identitaire, idéologique et policier, dans lequel tout ce qui travaille à la conservation voudrait le maintenir en assurant de la singularité de son phénomène.

Jusqu’alors, même s’il en permettait parfois la dissémination, l’abondance du traitement médiatique des faits de révolte leur avait toujours paru plus nuisible encore, par la falsification de leur sens, que leur occultation, elle-même assurant à l’occasion l’empêchement de la prise pour objet de ce sens au-delà de son lieu de surgissement. Ce qui paraissait ainsi un insoluble dilemme semble n’avoir jamais été aussi proche de sa résolution avec la perspective que la première salve insurrectionnelle engendre des répliques suffisamment fortes pour que leur action réciproque prenne de vitesse le gel imposé de l’extérieur par leurs ennemis. Théâtre à la mesure des excès nécessaires à un tel dépassement, l’Égypte devient à ce moment le principal terrain de la bataille autour de cet enjeu.

L’Égypte avant 2011

L'identité des situations des États dits arabes a généralement été mise en avant pour expliquer comment le foyer tunisien a pu se répandre dans un grand nombre de ces derniers. Les proximités géographiques, linguistiques et contextuelles ont servi surtout à amortir la dangerosité de la propagation en prétendant l’expliquer dans sa totalité. Outre le voisinage culturel, l’Égypte de janvier 2011 partage effectivement plusieurs points communs avec la Tunisie, et dans une autre mesure avec l’Algérie, sans que l’arabité n’y joue le moindre rôle : vieil autocrate reconduit durant des décennies au moyen d’élections fantoches voire de simples référendums, opposition mise au pas face au tout-puissant parti au pouvoir, RCD là, PND ici, omniprésence policière, tourisme et chômage de masse. S’il en est ainsi, c’est en partie parce que la situation y est aussi comparable du point de vue du négatif, de ce qui transforme effectivement le monde. Les émeutes de 1978 puis de 1983-84 en Tunisie ont leur pendant égyptien au cours du mois de janvier 1977, où en quelques jours, à la suite là aussi de mesures exigées par le FMI, la colère émeutière a ébranlé le régime de Sadate, suffisamment pour qu’il envoie l’armée réprimer et qu’il revienne sur la coupure des subventions prescrite par l’organisme international. Comme ce sera le cas en Tunisie sept ans plus tard, l’émotion étouffée dans le sang (80 morts au moins, voire le double, 550 blessés) sera caricaturée en « émeutes du pain », et si l’événement n’y joue pas un rôle aussi décisif, puisque Sadate trônera jusqu’à son assassinat en 1981, Moubarak, vice-président depuis 75, y tient déjà bonne place à la tête du pays, quand Ben Ali sera directement à la manœuvre en 78 puis à la direction de la « sûreté nationale » après les émeutes de 84. Le parallèle entre les deux potentats s’impose, ils sont issus de la défaite de la vague révolutionnaire qu’on peut nommer par raccourci « révolution iranienne », et ils comptent parmi les valets ayant participé à sa répression. Les caractéristiques de l’époque qui succède à la défaite des gueux d’alors déterminent les conditions de leur long maintien au pouvoir, carrières typiques d’arrivistes qui prennent leurs aises sous couvert de lutte contre l’islamisme et installent leur dictature touristique sur la durée grâce à l’adoubement des États occidentaux. Durant plus de trente ans, ni l’un ni l’autre n’ont eu à faire face à une révolte majeure, si l’on fait exception pour l’Égyptien de l’insolite mutinerie des conscrits de la police anti-émeute en février 1986 et si l’on peut définir ainsi l’espèce de résurgence simultanée du début du mois d’avril 2008 qui vaut surtout pour cette concomitance. Au moment où la protestation prend un tour offensif à Redeyef, deux jours d’émeutes dans la ville industrielle de Mahalla El-Kobra attestent d’une insatisfaction qui surpasse alors les motifs et revendications de cette nouvelle grève des ouvriers du textile pour se porter contre la marchandise et l’État, et exprimer déjà le rejet pur et simple de Moubarak lui-même. Comme trois décennies plus tôt, les deux événements, d’une envergure bien moindre, se verront amalgamés à une séquence mondiale définie par l’information dominante sous l’appellation fantasmatique d’« émeutes de la faim/du pain » ou de « food riots » et, crise aidant, mis sous la coupe réglée de la conjoncture économique. Là où la protestation de la région de Gafsa fait figure de réveil soudain de la rue tunisienne, avril 2008 en Égypte se singularise surtout en ce qu’il tranche avec les limites contextuelles des protestations, et plus rares émeutes, qui agitaient déjà périodiquement le pays. Au cours des années 2000, hormis quelques lueurs venues de supporters de foot ou de réfugiés soudanais, la tension sociale s’y est exprimée surtout autour de deux principaux déclencheurs qui en ont restreint l’expression possible : manœuvres étatiques pour contenir l’opposition politique et apparentes questions communautaires ou régionalistes. La gestion de l’État a paru s’accommoder de ces poussées réduites à quelques divisions de la société égyptienne, voire entretenir à son profit l’opposition spectaculaire des Frères musulmans, principales dupes du verrouillage des scrutins électoraux, comme les discriminations touchant la minorité copte et les persécutions des Bédouins du Sinaï. Sous une forme moins tapageuse qu’au cours des années 1990, la conservation du pouvoir tient toujours par l’emploi de l’épouvantail islamiste, grâce notamment à la reconduction de ce dernier comme ersatz de contradiction mondiale depuis les opportuns attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, avec pour résultat recherché de faire taire l’insatisfaction de type Mahalla et le débat qu’elle est susceptible d’ouvrir. La confrérie, version politique de l’islamisme égyptien, sert la reproduction locale du faux antagonisme entre Occident et islam en incarnant la contestation de la politique extérieure de l’Égypte au gré de l’actualité internationale, faisant office d’unique option face au PND à qui elle sert d’utile repoussoir, de justification de la répression et d’encadrement des insatisfaits. Elle dispose ainsi d’un statut ambigu autorisant son existence en tant qu’organisation religieuse implantée dans de nombreux pans de la société civile où elle complète le maillage policier dans le domaine des mœurs, mais interdisant sa participation au « jeu » politique officiel. Ce qui contraint ses membres à se présenter aux élections en tant qu’indépendants, et laisse une assez large marge de manœuvre étatique pour les maintenir à la place qui leur est due. Cette savante alternance de tolérance et de fustigation s’est illustrée exemplairement lors des législatives de 2005 consécutives à la quatrième reconduction au pouvoir de Moubarak, qui affectait alors une volonté d’ouverture politique sous la pression de son parrain américain. La percée des Frères, durant la première phase d’un scrutin qui en comptait trois, a entraîné dès la deuxième la réaction policière du régime et de ses affidés, les fameux baltaguias dont on reparlera, avec des affrontements aux abords des bureaux de vote, présentés comme opposant militants adverses ou policiers et partisans islamistes, et qui, sans jamais atteindre semble-t-il l’émeute, se sont étendus à plusieurs villes du pays, pour une dizaine de morts à l’arrivée. Le relatif succès de la confrérie a conforté l’argument que Moubarak partage avec ses voisins algériens et tunisiens : nous ou les islamistes ; la moindre agitation étant attribuée à cet indispensable péril de l’intérieur. Il pèse d’un poids d’autant plus lourd qu’il sert également de moyen de division des pauvres par la menace qu’il est censé représenter pour la « minorité chrétienne ». Conséquence là encore des répercussions de la contre-révolution iranienne, les deux appartenances identitaires se sont depuis renforcées l’une l’autre, donnant lieu à de fréquentes querelles locales, avec pour résultat d’assurer au régime la position paternaliste de garant de l’unité nationale, alors qu’il est lui-même à l’origine de l’islamisation du pays depuis Sadate et par contrecoup de l’exacerbation de l’identité copte : chrétienté et égyptianité originelle. Avant 2008, les principales émeutes en Égypte ont éclaté à l’occasion de telles disputes entre « musulmans » et « coptes », à Alexandrie en octobre 2005 et avril 2006 les attaques d’églises ont débouché sur celles de commerces et des flics venus s’interposer, mais la colère qui, pour chacun des camps présentés comme adverses, trouvait alors ses justes cibles, n’a pas semblé à même d’abattre le lourd contexte de l’opposition communautaire et des vieux carcans qui en assurent la pérennité. D’autres faits d’affrontements plus mineurs, souvent dans des villages, ont formé une série qui les inscrit dans le décor égyptien où les humains captifs de l’identité copte, outre les discriminations qui les touchent effectivement, subissent le rôle infamant d’éternelles victimes adéquatement entretenu par leur encadrement dont il conditionne l’existence.

Car les moments recensés ici sont ceux où la pauvreté des contextes a été en passe d’être critiquée et dépassée, ils surnagent au milieu d’une multitude d’autres manifestations conflictuelles, de peu d’envergure et systématiquement réprimées, qui sont soit restées sous le contrôle d’organisations conservatrices maintenant leur nature réactive et défensive, soit ont surgi de façon trop éclatée pour combler leur séparation. Les protestations ouvrières, fréquentes et consécutives à la politique de privatisation relancée en 2004, n’échappaient pas à cette règle avant que les manifestations de 2008 à Mahalla El-Kobra gagnent progressivement en intensité jusqu’aux journées émeutières d’avril qui interviennent alors dans un moment de regain du négatif à l’échelle du monde, et plus particulièrement de l’Afrique du Nord, et font pour cette raison figure d’éclaircie en Égypte. Si l’exemple reste ponctuel et éphémère, la révolte paraît alors s’affranchir de ce qui la canalisait jusque-là, témoignant d’une radicalisation que d’autres signes viennent confirmer. Tel ce moment où au prétexte de la grippe H1N1, en mai 2009, l’État décide d’éradiquer tous les porcs du pays, entraînant l’ire des chiffonniers du Caire, grands éleveurs de ces animaux, qui s’affrontent avec les porcs policiers et saccagent leur porcherie de commissariat. Ces zabbalines, systématiquement réduits à leur identité de chrétiens parce qu’ils ne sont pas musulmans, et qui furent déjà à la manœuvre en septembre de l’année précédente pour caillasser les flics à la suite de l’éboulement ayant détruit une partie de leur bidonville, passent à l’acte hors d’un quelconque contexte confessionnel pour dessiner une tout autre division que celle fallacieuse que l’État essayait encore d’attiser avec cette mesure de « précaution », approuvée par les responsables de l’Église copte, et visant semble-t-il aussi à rappeler son islamité et à satisfaire ainsi une partie de sa clientèle. Si l’Égypte de l’avant 2011 n’est donc plus à l’abri d’une turbulence émeutière indicatrice d’un niveau d’insatisfaction qu’on ne pouvait évaluer ainsi en Tunisie, c’est dans des proportions qui n’entament pas encore en profondeur les sempiternels moyens employés par ses gestionnaires pour se conserver.

La fin de l’année 2010 semble confirmer l’efficacité d’une telle gestion de l’ordre et laisser augurer la prolongation de la fin de règne de l’octogénaire Moubarak avec les présidentielles prévues pour l’année suivante. Fin de règne qui n’en finit donc pas, sinon probablement pour assurer par le biais d’un bricolage constitutionnel la succession, préparée de longue date mais peut-être déjà compromise, du raïs par son fils. Deux situations quasi simultanées, à première vue symptomatiques des limites observées par le passé, viennent toutefois montrer l’excès de confiance d’un pouvoir qui ne paraît plus s’embarrasser de l’alternance répression-concession à destination des divisions ainsi entretenues jusqu’alors. Le 24 novembre, l’interruption policière de la construction d’une église copte à Gizeh provoque une émeute au cours de laquelle entre 700 et 3 000 de ses participants affrontent les flics et tentent de prendre d’assaut un bâtiment municipal. Deux émeutiers sont tués à balles réelles. Durant le week-end qui suit, le régime, soucieux de ne plus laisser la moindre place à une quelconque concurrence après la mauvaise surprise de 2005, met les Frères musulmans et le reste de l’opposition au pas, préventivement puis autour et dans les urnes d’un nouveau scrutin législatif. La fraude, généralisée et massive, consacre des résultats connus d’avance par la grande majorité des Égyptiens qui ne font plus le déplacement depuis longtemps. Cependant, la méthode dégoûtante d’impunité déclenche des affrontements sporadiques dans quelques villes, puis une manifestation d’un millier de protestataires, intitulée « jour de colère », au mois de décembre au Caire. Les partis d’opposition, qui sont les derniers bernés de la mascarade électorale qu’ils cautionnent en participant au premier tour, se retirent du second, avouant, après leur cocufiage, l’impuissance qui les définit par essence. L’usure des encadrements communautaires et politiques fait alors contraste avec la sourde défiance qui se développe sans eux contre un parti au pouvoir qui, s’imaginant seul sur scène, ne paraît plus se soucier que de résoudre ses conflits internes et les détails de sa perpétuation. Quels confrères gestionnaires pourraient les blâmer d’une telle légèreté quand rien, à moins d’un terrible imprévu, ne semble devoir empêcher les pauvres d’être encore las longtemps avant de s’apercevoir qu’ils le sont, ensemble et au-delà de leurs propres motifs « particuliers » ?

Du 1er au 24 janvier 2011

L’insurrection tunisienne, imprévu majeur qui n’en est encore qu’à ses prémices dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, produit ses premiers effets notables hors de ses frontières le 1er janvier en Égypte, avant même les émeutes algériennes, et sans que l’information n’en établisse le moindre lien. Ils semblent s’y manifester d’abord comme tentative étatique de prévenir le risque d’une propagation de la révolte. À Alexandrie, à l’issue de la messe du Nouvel An, une explosion devant une église copte tue 21 personnes et en blesse plus de 70, dont 8 musulmans atteints par la déflagration qui a endommagé une mosquée voisine. Parmi ceux ayant jusqu’ici visé les chrétiens, l’attentat est alors présenté comme le plus meurtrier depuis une décennie. À y regarder de plus près, on ne trouve pas d’équivalent, ni dix ans plus tôt ni depuis, d’une telle attaque à l’explosif contre les coptes. L’antécédent le plus récent alors s’est produit un an auparavant, mais suivant un mode d’action déjà éprouvé par le passé à l’occasion de fêtes religieuses : dans une ville de Haute-Égypte, Nagaa Hamadi, un groupe armé avait alors tiré dans la foule lors des célébrations de Noël et tué 6 « coptes ». La fusillade paraît l’ultime épisode d’une dispute communautaire touchant la région depuis novembre 2009 avec les émeutes dites anti-coptes de Farshout consécutives à une présumée agression sexuelle contre une jeune fille. La colère qui a succédé à l’attaque de Nagaa Hamadi s’est portée, elle, directement contre la police et a nécessité sa déformation médiatique en « christians riot » et l’instauration d’un couvre-feu après que 1 000 assaillants eurent caillassé flics, commissariat et vitrines de commerces. Mais, finalement, même cet « événement » − nous parlons ici du déclencheur meurtrier qui a supplanté la révolte dans la hiérarchisation et la mémoire journalistiques − a surpris par sa planification décrite comme inhabituelle quand jusque-là disputes communautaires et terrorisme restaient dissociés.

Le caractère inédit de l’attentat du Nouvel An est compensé par le contexte particulier d’une exacerbation des tensions entre « coptes » et « radicaux musulmans » relancées à nouveau depuis la tuerie de Nagaa Hamadi et mises en scène par les médias égyptiens et par les chaînes satellitaires du Golfe au cours de l’été 2010. Des rumeurs à propos de la supposée conversion de chrétiennes à l’islam, puis de leur tout aussi supposée séquestration dans un monastère copte, ont nourri une espèce d’agitation spectaculaire durant des mois dans les journaux, à la télévision, sur le Net, au cours de manifestations de poignées de salafistes. Agitation qui a pris une dimension supplémentaire à la fin du mois d’octobre quand, à l’issue d’un attentat contre une église en plein centre de Bagdad qu’il revendiqua et qui fit entre 42 et 68 morts, un groupe irakien de la bien utile mouvance d’Al Qaeda a menacé les coptes d’Égypte et exigé la libération des musulmanes « séquestrées ». Le 1er janvier 2011, alors que la veille encore des rassemblements au même prétexte ont eu lieu à la sortie des mosquées d’Alexandrie, la boucle paraît ainsi bouclée. Le ministre de l’Intérieur, Habib el-Adli, accuse des « éléments étrangers », désignation implicite de ces djihadistes qui lui ont facilité la tâche en annonçant à l’avance leur propre crime, accusation entérinée de leur côté par un dirigeant copte et par le gouverneur d’Alexandrie. Tout porte à croire au contraire que l’instigateur de cet attentat non revendiqué n’est autre que l’État égyptien. Pour en compléter le hideux portrait, il faut rappeler ici un autre trait essentiel du règne de Moubarak et des conditions de sa longévité. Dire qu’il s’est établi à l’issue d’un acte terroriste, celui ayant conduit à la mort de Sadate en 81, qui permit de réinstaurer un état d’urgence auquel les accords de paix avec Israël avaient mis fin un an plus tôt et qui est depuis reconduit tous les deux ans, comme le sont les menaces nécessaires à sa justification. La répression particulièrement brutale et le contrôle policier qu’il autorise semblent être parmi les facteurs qui ont préservé l’Égypte de l’assaut émeutier mondial du tournant des années 1990, grandement épaulé ensuite par une intense période de terrorisme mené principalement contre les touristes par les islamistes des Gamaa Islamiya. Cette séquence concomitante de la sale guerre algérienne prend fin à peu près au même moment, après le « massacre de Louxor » en 1997, dont l’une des conséquences périphériques est la promotion d’el-Adli, passant des services de renseignement à la direction de l’Intérieur. Débutant après la nomination d’un nouveau gouvernement dans lequel il est reconduit, une nouvelle phase terroriste encadre l’année électorale 2005 et ses promesses de démocratisation. De Taba en octobre 2004 à Dahab en avril 2006, en passant par Charm El-Cheikh et ses 88 morts moins de deux mois avant les présidentielles, avec une incursion au Caire en avril de la même année, le terrorisme en Égypte s’est mis au goût du jour, celui du djihadisme international : kamikazes, absence de revendications, ou a contrario multiples revendications contradictoires prononcées par différentes organisations inconnues jusque-là. La plupart des attaques ont lieu dans le Sinaï et visent les vacanciers venus goûter au charme de la mer Rouge à l’écart de la misère des autochtones. Quelques jours après le triple attentat-suicide de Dahab, el-Adli attribuera chacune d’entre elles au même groupe, des islamistes bédouins présentés en disciples de Ben Laden. Or, au gré des avancées de l’insurrection égyptienne, avec notamment les assauts contre les bureaux de la sécurité d’État en mars 2011, plusieurs documents mis au jour accréditeront la thèse « inédite » de la manipulation étatique des groupuscules terroristes, en particulier celui responsable des explosions de Charm el-Cheikh, et l’implication directe d’el-Adli. Ils établiraient surtout ce que d’autres témoignages et documents émanant de sources diplomatiques avaient déjà avancé, à savoir son rôle dans l’organisation de l’attentat du Nouvel An, alors que le 23 janvier il accusait encore un obscur groupe palestinien, lui aussi lié à Al Qaeda, qui publiait aussitôt un démenti.

Si la prudence est de mise à propos de tels faits, l’hypothèse la plus probable selon nous est qu’effectivement l’attaque contre l’église copte est à mettre au compte d’un régime qui, adepte de telles méthodes et pressentant à raison la menace représentée par les événements tunisiens, fait le choix de prendre les devants. Mais l’usure de tels moyens, comme l’aversion vis-à-vis de ceux qui s’en servent, se confirme alors quand, durant les heures qui suivent l’explosion, après de brefs heurts aux apparences communautaires, des centaines de jeunes s’affrontent avec les flics à Alexandrie. Sans que soit explicitement dénoncée la possible provocation policière, les paroles des protestataires relayées par les journalistes démontrent qu’on n’y est plus dupe, et que d’autres divisions que celles une nouvelle fois visées ici ont fini par s’installer dans les têtes : « Now it’s between Christians and the government, not between Muslims and Christians. » Elles se traduisent en pratique dès le lendemain au Caire, lorsqu’un ministre venu présenter ses condoléances au patriarche copte est caillassé à sa sortie de la cathédrale par des manifestants qui offrent la même réception aux policiers postés autour du bâtiment. Des échauffourées similaires ont lieu dans un quartier présenté comme copte, tandis que 1 000 manifestants clament leur hostilité à l’État devant le ministère des Affaires étrangères et le siège de la télévision publique, où Moubarak est intervenu la veille pour y appeler « à faire bloc contre les forces du terrorisme ». Le jour suivant, les slogans des milliers de manifestants, qui affirment leur solidarité au-delà de leurs confessions respectives, sont alors dirigés contre lui, et dans la nuit les gueux du quartier de Choubra qui déferlent par centaines, puis par milliers, sur les flics, rejoignent, probablement sans le savoir, leurs contemporains de Staouéli et Thala. Encore cantonnée à une fraction de la population, la colère paraît en rester là pour cette fois, montrant déjà que l’effet recherché n’a pas pris, ni dans l’objectif d’ouvrir une séquence d’affrontements confessionnels, ni dans celui d’engendrer la peur paralysante du terrorisme, ni même de détourner les regards ailleurs que sur les crapules au pouvoir (1), il ne reste que la justification d’un renforcement sécuritaire supplémentaire face à la détestation encore accrue qui leur est vouée.

Selon certains témoignages parus bien après les faits, il semble de plus que l’ampleur des affrontements à Alexandrie ait été en partie tue par les rapports médiatiques, et qu’ils pourraient s’être poursuivis au-delà du 1er, peut-être durant toute la semaine, et avoir entraîné par endroits la déroute des forces de sécurité, au point que le renfort de l’armée ait été envisagé. L’offensive en cours en Algérie et en Tunisie, caractérisée par sa féconde nouveauté, pourrait bien alors avoir déjà pris pied sur le sol égyptien. Au crédit de cette hypothèse s’ajoute une raison particulière au lieu de cette survenue. En juin 2010, dans cette même ville d’Alexandrie, le tabassage à mort d’un jeune homme, Khaled Saïd, par les forces de sécurité, n’ayant pu être étouffé, a suscité une indignation générale dans le pays et donné lieu à des rassemblements contre les violences policières. Le meurtre a symbolisé les multiples exactions pratiquées de façon chronique par les flics, et exacerbé la profonde aversion dont ils étaient déjà l’objet. Les exemples algériens et tunisiens, qui sont au passage des guerres faites à la police, montrent à quelle concrétisation elle peut désormais donner lieu sept mois plus tard. On en trouve un nouveau signe quelques jours après, cette fois dans la capitale. Le 12 janvier, un incendie provoqué par les détenus d’un commissariat dans le quartier d’Al Warraq entraîne le siège du bâtiment par plusieurs centaines de gens du voisinage qui se battent alors contre la version égyptienne de cette engeance universelle dont les troupes fuient Thala au même moment.

Avec la chute de Ben Ali dans un tel climat, la menace se rapproche, mais d’abord sous l’influence de l’interprétation de l’information dominante qui, mise devant le fait accompli, s’emploie à l’annexion d’un événement qu’elle s’empresse de circonscrire à l’État autoritaire arabe. Ce faisant, en réduisant les perspectives d’une insurrection qui ouvre un débat sur le monde à un sursaut « démocratique » contre un mode de gestion archaïque inhérent à une région et à une catégorie ethnique des humains, elle expose aussi la plupart des autres régimes correspondant à ce modèle, dont celui de Moubarak ressemblant à maints égards à l’oligarchie bénaliste. Le chambardement tunisien révèle sa puissance dans la façon dont le parti conservateur est contraint à la division, au risque du sacrifice, par les moyens qu’il emploie pour le contenir. L’insurrection en Égypte va ainsi éclore dans la continuité de l’offensive algéro-tunisienne, mais entachée par la médiation de son double spectaculaire, de cette schématisation rassurante d’un événement dont la clôture a été décrétée. Si risque de propagation il doit ainsi y avoir, c’est en l’ayant anticipé pour le résumer à une inévitable reproduction du schéma middleclass à l’intérieur d’un autre État.

De fait, comme pour en reproduire les improbables effets, ou pour signifier l’identité des situations au-delà des frontières, le geste désespéré de Bouazizi est imité à plusieurs reprises devant certains sièges du pouvoir égyptien, au point que celui-ci s’en alarme et enjoigne les imams à rappeler à leurs ouailles l’interdiction du suicide dans l’islam. L’opportunité égyptienne ne viendra pas de là, mais d’une autre manifestation de cette tendance au mimétisme. Dès le 16 janvier, un appel à manifester le 25 est rendu public sur Internet via une page Facebook intitulée « The day of revolution against torture, poverty, corruption and unemployment ». Il émane notamment de quelques activistes dits pro-démocratie apparus en 2008 à l’occasion de la grève des ouvriers de Mahalla El-Kobra sous l’appellation de « Mouvement des jeunes du 6 avril » et tentant vainement depuis lors de mobiliser chaque année à cette même date une protestation contre le pouvoir. Ce type d’activisme « moderne », issu de ladite société civile, d’opposition hors partis, mais qui les tolère puisqu’ils en sont à l’origine, semble avoir émergé dans le pays durant la phase où le régime planifiait la délicate reconduction de Moubarak en 2005. Alors que cette année-là a été marquée par une concentration du rejet en actes des gouvernants sur plusieurs continents à l’occasion souvent de manipulations visant leur maintien au pouvoir, celui du raïs a été préparé par des promesses de réformes et d’effectifs signes d’ouverture politique, accompagnés alors de l’opportune réapparition du terrorisme dont nous avons parlé. En germe depuis les manifestations de 2003 contre la guerre en Irak, un mouvement d’opposition appelé Kefaya (« assez ») a fait son apparition sous la forme d’un agrégat d’opposants de tous bords ambitionnant à travers cette sorte d’union sacrée la dénonciation de la dictature. L’initiative transpartisane s’inscrit dans une tendance largement plébiscitée par les médias occidentaux à la suite des dites « révolutions colorées » ayant conduit à un turnover des dirigeants de plusieurs pays de l’est de l’Europe entre 2000 et 2004, et qui se manifeste alors au Moyen-Orient sous l’égide des États-Unis dont les dirigeants parlent déjà d’un « printemps arabe ». Sous ce terme, dans la foulée des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, les néoconservateurs américains rhabillent leurs manœuvres expansionnistes du souci d’importer leur modèle « démocratique » dans la région. En mars 2005, la chute du gouvernement pro-syrien au Liban à l’issue de grandes mobilisations s’est ainsi vue affublée du qualificatif de « révolution du Cèdre ». Les concessions de Moubarak sont à replacer dans ce contexte d’une tendance globale à la modernisation des États, à savoir la dissolution des dernières obstructions étatiques à la circulation marchande mondialisée via des privatisations en série et la mise sur orbite d’une caste de dirigeants affairistes. Une fois la première élection au suffrage universel du raïs obtenue et les législatives remportées, et à la faveur du relâchement de la pression américaine consécutive notamment au succès électoral du Hamas en Palestine et au retour au premier plan du Hezbollah au Liban, les mesures autoritaires referment la courte et chimérique parenthèse progressiste : emprisonnement du candidat des présidentielles défait (Ayman Nour), renforcement du dispositif sécuritaire, reconduction de l’état d’urgence après avoir promis d’y mettre un terme, mise au pas du pouvoir judiciaire dont une partie a dénoncé les « irrégularités » des scrutins successifs. À Kefaya succède alors la fronde des juges en 2006, appuyée dans la rue par d’autres corporations de la société civile.

Les « cyberdissidents », qui lancent deux ans plus tard l’appel à la grève générale sur Facebook, sont des partisans de Nour et leur initiative, appuyée par Kefaya, est un échec à peu près partout, si ce n’est à Mahalla El-Kobra, où personne ne les a attendus pour débrayer et où surtout l’intervention policière déclenche affrontements, attaque du poste de police et pillages, autant de pratiques étrangères aux pas si jeunes facebookers cairotes. En témoignent leurs actions postérieures, directement influencées par l’organisation serbe Otpor, et visant à politiser la jeunesse de la « classe moyenne » telles que des veillées de poésies ou des pique-niques. Ils réitèrent leurs appels à la grève en 2009 et 2010, sont réprimés préventivement la première année, et seulement 200 personnes se rassemblent au Caire la seconde. Leur appel à la manifestation en janvier 2011 intervient dans une tout autre configuration et leur volontarisme va n’être qu’une occasion pour la révolte d’avoir lieu, la formalisation d’un rendez-vous, d’une date dans le sillage de l’ouverture tunisienne qui en est le véritable détonateur. Rien ne justifierait de s’attarder sur un tel phénomène de l’ordre du point de détail, s’il n’était le relais, relativement inconscient, mais exemplaire, de la version médiatique de l’offensive en cours. Elle va y trouver tous les ingrédients qu’il lui avait fallu fabriquer de toutes pièces quelques semaines auparavant à propos du supposé rôle majeur des réseaux sociaux, de l’aspiration unanime à l’usurpation démocratique à l’occidentale, du caractère pacifique, raisonnable et borné de la protestation. Ce qui a été si bien synthétisé dans la doucereuse appellation de « révolution du jasmin » pour être ainsi amalgamé à ces prétendus antécédents colorés et fleuris, roses en Georgie, cèdre au Liban, tulipes au Kirghizistan, sans remonter aux œillets portugais, et qui sous-entend la planification de la protestation, son organisation préalable pour des buts définis en amont. Or cette vision de ces événements avec lesquels est établie implicitement une filiation, vision par ailleurs partagée par la fraction de l’information qui y a dénoncé des manipulations aux motifs géopolitiques, est conditionnée par l’occultation de l’entrée en scène des pauvres modernes, cette force antithétique que rien ne doit laisser paraître en tant que telle. En 2005, lorsqu’elle s’est déployée dans les pillages généralisés à Bichkek et jusque dans l’Ouzbékistan voisin, écrasée là par la mitraille, puis quand en 2010 elle a à nouveau fait tomber le gouvernement kirghiz que ses protagonistes auraient appelé de leurs vœux cinq ans plus tôt, il a fallu déformer à grands traits pour l’enfermer d’abord dans une nouvelle révolution fleurie ou la réduire ensuite à un simple pantin de l’espèce de lutte d’influence entre États-Unis et Russie pour contrôler ce territoire stratégique via un régime allié. Neuf mois plus tard, la contradiction entre la conscience antihistorique, pour laquelle rien de ce qui a lieu ne peut et ne doit excéder ce qui est là et que l’on sait déjà, et le mouvement pratique, à l’œuvre cette fois en Tunisie, qui est la négation d’un tel postulat, se creuse davantage encore. Ce négatif, qui s’impose ici au premier plan et dicte son rythme, n’est pas le seul phénomène inconnu aux employés de la domination déboussolés qui ne peuvent pour l’instant que lui courir derrière, l’expansion d’aliénation que ses poussées libèrent, par l’éclatement et le court-circuitage soudain des canaux, catégories et dérivatifs habituels de la communication autonomisée, leur est tout aussi étrangère.

La Tunisie reste un petit État périphérique, tant par le nombre de ses habitants et sa situation géographique que par sa place dans l’architecture mondiale déterminée selon les besoins de la circulation de la marchandise et par les relations de pouvoir interétatiques. Plus rien de comparable ici avec l’Égypte qui compte une population huit fois plus importante, une densité parmi les plus fortes du monde, et une capitale de 15 millions d’habitants, soit déjà davantage que toute la Tunisie. En outre, sa situation à cheval entre les continents africain et asiatique lui confère un rôle crucial, aussi bien pour l’équilibre de l’ordre mondial que du point de vue des flux marchands. C’est dire la part d’inconnu qui menace en profondeur, sous la surface rassurante d’un mouvement organisé et déjà vu ailleurs, qui prendrait, via une sorte d’émissaire middleclass, le relais de l’épisode national tunisien. En gagnant ce carrefour régional entre Maghreb et Moyen-Orient où confluent les mouvements de l’esprit et où le nombre des acteurs possibles de la révolte se trouve décuplé, la dynamique, enclenchée à Sidi Bouzid et provisoirement stoppée à Tunis, laisse présager une dimension nouvelle qui ne saurait correspondre au schéma simplificateur d’une reproduction planifiée, d’un programme calqué sur sa caricature médiatique, mais pas davantage à la poursuite linéaire de ses enchaînements spontanés. La singularité du front égyptien est contenue là, dans cette aliénation du mouvement tunisien où se mêle et s’oppose l’irrésistible vérification pratique qui soulève les cœurs en remuant en profondeur les sédiments accumulés d’une insatisfaction générale, et le gel médiatique qui feint d’en connaître et contrôler les desseins pour en raccourcir à tout prix l’impétuosité et l’ambition.

25, 26 et 27 janvier : vite !

Tandis que la Caravane de la libération s’enlise à Tunis, mais y dénonce toujours les récupérateurs sous leurs fenêtres, le contexte au Caire n’est déjà plus le contexte national égyptien, cette somme de conditions extérieure à chacun censée expliquer en l’absorbant tout ce qui peut bien avoir lieu. Subitement, ce verrouillage de la pensée, plus efficace que n’importe quelle police en uniforme, paraît décrépit, relégué à un lointain passé quand quelques semaines auparavant il semblait encore un donné irrémédiable. Lorsque les circonstances et leur apparente extériorité explosent dans une telle contraction du temps, cette étape, ce saut qualitatif de l’intervention massive ressemble davantage à ce que les situationnistes appelaient une situation, dépendante de ses acteurs, de ceux qui la vivent, mais dans une mesure et une ambition qui dépassent ici outrageusement les limites de leur définition. C’est du moins ce qui semble caractériser cette journée du 25 janvier 2011, ce redoutable écho qui monte des rues égyptiennes. Au moins une dizaine de villes, dont les plus importantes, sont concernées par les rassemblements, et si les effectifs (50 000 pour tout le pays) paraissent encore maigres jusqu’au dérisoire en proportion du nombre de leurs habitants, ils dépassent déjà ceux des mobilisations des trente dernières années, puisqu’il semble falloir remonter aux émeutes de 1977 pour en trouver de comparables. Ce qui était dans l’air depuis le 14 janvier, dans les têtes, dans les conversations du quotidien et d’Internet, dans les immolations successives, se concrétise. Au Caire, au moins pour le pouvoir qui s’est évertué à nier tout risque de contagion et a menacé ses sujets susceptibles de prendre part aux rassemblements, la surprise est de taille. Le nombre de manifestants (entre 15 000 et 20 000) est trois fois plus important que lors des protestations contre la guerre en Irak en 2003, dont l’ampleur avait alors été considérée comme exceptionnelle. Il égale quasiment celui pourtant pléthorique des flics mobilisés pour l’occasion. C’est déjà la puissance tunisienne qui s’expérimente dans le plaisir de prendre la rue, de se trouver, de s’y reconnaître, dans ce qui fait ainsi les beaux débuts et détermine leur suite. Les slogans entonnés en témoignent en devenant dès les premières heures de cette rencontre des ultimatums lancés à la face de Moubarak. Ce ne sont plus les limites du mimétisme, mais les vertus de l’exemplarité qui s’expriment par ce passage quasi immédiat à l’exigence du départ du chef de l’État. On y détourne le vieux slogan islamiste « l’islam est la solution », rénové en « la Tunisie est la solution ». Car, différence de taille avec ce qui se faisait jusque-là, les concurrents du PND, dont en particulier les Frères musulmans, sont absents ou très minoritaires et aucun d’entre eux n’a relayé l’appel à manifester. Ils n’ont pas plus compris que le régime comment la donne avait changé, préférant parier sur les échéances électorales à venir au cours de l’année, cet élément d’un calendrier désormais obsolète. Les manifestations qui convergent vers le centre de la capitale, déchargées du parasitage des professionnels de l’opposition relégués à la marge, ne sont pas seulement d’une ampleur inédite et d’une composition inhabituelle, elles confirment leur singularité en tournant à l’affrontement. En ce « jour de la police », censé commémorer l’assaut meurtrier donné par les Britanniques contre un poste de police d’Ismaïlia en 1952, mais qui depuis 2009 honore honteusement cette corporation portée plus que partout ailleurs à la torture et à l’arbitraire à l’abri de la plus crasse impunité, c’est effectivement le début de sa fête. Ses troupes peinent à contenir les turbulents cortèges qui leur font face et les submergent malgré les tirs de gaz et les canons à eau auxquels elles se cantonnent encore. Ce qu’elles devaient empêcher a finalement lieu, la jonction sur la place Tahrir, un des carrefours centraux de la capitale où les heurts s’avivent, laissant un policier sur le carreau, célébré comme il se doit par les jets de pierres qui en blesseraient 85 autres pour 250 dans les rangs des révoltés. À Suez, la situation est similaire, à la différence près que les flics débordés là aussi font feu et tuent deux manifestants au cours d’un face-à-face probablement plus intense qu’au Caire.

À l’issue de la journée, le ministre de l’Intérieur, l’abject el-Adli qui plastronnait la veille encore en assurant ne rien craindre de l’appel à manifester, tente vainement de cacher l’inédit qui s’est manifesté là en faisant porter le chapeau des troubles à des Frères musulmans aux abonnés absents, dans le vague espoir de les remettre en jeu, et avec eux le duo paralysant qu’ils forment avec le PND. Car ce qui circule maintenant de tête en tête ne peut plus être nié, au mieux peut-on essayer d’en entraver quelques-uns des moyens, en bloquant par exemple le réseau Twitter et celui des téléphones mobiles, comme cela a été commencé dans l’après-midi quand l’exemple des plus intrépides a incité les indécis à les rejoindre et à grossir leur nombre, le plus souvent vraisemblablement quand les bruyants cortèges passaient sous leurs fenêtres. C’est de cette dynamique d’entraînement que le « mouvement » du 6 avril prend acte en lançant un nouvel appel à manifester les jours suivants, et plus particulièrement pour le vendredi 28, alors que pour l’heure les occupants reviennent toujours sur la place Tahrir, après en avoir été évacués une première fois. Ils n’en seront cette fois expulsés qu’au petit matin du lendemain. Ce mercredi 26, la stratégie policière a changé. Après l’annonce de l’interdiction de manifester, les moyens répressifs sont décuplés dans la capitale pour tuer dans l’œuf les tentatives de rassemblement et empêcher leur pénétration jusqu’à Tahrir devenue maintenant un enjeu de conquête. Flics en civil et baltaguias s’ajoutent aux troupes anti-émeutes pour casser par l’intimidation, la matraque et les rafles chaque velléité protestataire. Le maillage sécuritaire est considérablement resserré et les arrestations se comptent maintenant par centaines. À lire la presse, la méthode policière porte ses fruits, les manifestants, qu’elle cherche parmi les activistes de « la classe moyenne », sont beaucoup moins nombreux que la veille. Mais ceux qui sont là désormais, décrits comme plus jeunes, ne sont pas découragés par la perspective d’en découdre. En périphérie d’attroupements de milliers de personnes dans plusieurs zones du centre, et consécutivement à leur répression, les groupes très mobiles se dispersent pour se reformer plus loin, répondent aux gaz policiers par des jets de pierres. Plusieurs foyers d’affrontements, qui restent limités, s’animent ainsi en fin de journée, dont le quartier « populaire » de Boulaq, pour s’intensifier dans la soirée avec l’attaque du ministère des Affaires étrangères par des assaillants qui ne seraient plus que quelques dizaines. Les journaux relayent un bilan de deux nouveaux morts, dont un deuxième flic, tués dans des conditions qui restent obscures puisqu’attribuées officiellement à un « accident de la circulation ». Si l’élan massif initié le 25 est en partie contrecarré, Tahrir n’ayant pu cette fois être atteinte, les dispositions conflictuelles s’aiguisent, probablement sous l’effet des nouvelles qui parviennent de la ville de Suez, où elles s’affirment dans une dimension encore supérieure.

Car, comme en Tunisie, l’ouverture décisive se joue à l’écart de la visibilité de la capitale, de ses envoyés spéciaux internationaux et de ses militants pro-démocratie. Le mouvement égyptien prend ses premiers traits insurrectionnels dans cette ville industrielle de 500 000 habitants, principalement connue pour le canal éponyme à l’embouchure duquel elle se situe côté mer Rouge, et décrite du fait de cette situation stratégique dans la circulation marchande comme « prospère » et « florissante » par les apologistes de la misère économiste. Les manifestants, qui ne seraient au départ que 2 000, vont y franchir le fossé que les gueux d’Algérie et de Tunisie ont passé avant eux, celui qui sépare la protestation indignée de l’offensive conquérante ; mêlant dans ce relais la célérité des uns à l’ambition et la ténacité des autres. Leur rassemblement s’étoffe au fil des heures, porté par la colère qu’ont suscitée les deux morts de la veille et celle d’un blessé qui succombe alors à ses blessures, et cette émotion s’amplifie devant l’empêchement policier de leurs funérailles. S’ébauchant sur les grandes artères de la ville l’après-midi, devant la morgue et sur la place Al Arbaïn, l’émeute se déploie dans la soirée, du centre jusqu’aux faubourgs, s’en prenant tour à tour à un bâtiment gouvernemental en partie consumé par les cocktails Molotov, à un poste de police dont les armes pourraient alors être dérobées, aux locaux du PND, à des commerces pillés au passage. Au-delà de la tournure négative des événements, l’avantage pris par les émeutiers dessine alors cette perspective que les flics, habitués depuis des décennies à être les maîtres de la rue et qui semblent n’employer ce jour que des balles en caoutchouc (70 blessés), soient battus. Alors que les pseudo-organisateurs du web, malgré le blocage étatique de Facebook, concentrent leurs appels à la mobilisation sur la journée du vendredi à contretemps de l’accélération en cours, les émeutiers de Suez s’engouffrent dans ce possible pour s’emparer du moment opportun et donner le ton des jours à venir. On ne saurait dire si l’émeute s’y interrompt entre le 26 et le 27 tant la bataille contre la police, en dépit du couvre-feu et des coupures des communications et de l’électricité, paraît s’y être généralisée et installée dans le temps. La prise des commissariats se poursuit aux premières heures du jeudi avec ce qu’Al Jazira décrit comme l’incendie de l’un d’entre eux, fui peu avant par ses occupants. Les barrages de leurs collègues sur les grandes avenues de la ville sont enfoncés sous une pluie de pierres par une foule dense et déterminée désormais à ne plus leur laisser de répit. C’est ce qui a lieu encore en fin de matinée devant un troisième commissariat alors qu’on y exige la libération des détenus. La progression émeutière se confirme au fil du jour. Le terrain gagné à coups de projectiles incendiaires ouvre le champ à de florissants pillages, dont ceux d’un supermarché et de la compagnie de tabac. Le siège du PND n’échappe pas cette fois aux flammes, pas plus que le bâtiment de la mairie ni une caserne de pompiers dont les troupes avaient participé la veille aux tentatives policières d’évacuation des rues au moyen de leurs lances à incendie. Aux canons à eau et aux balles en caoutchouc s’ajoutent alors les tirs à balles réelles auxquelles les insurgés répliquent grâce aux armes prises dans les commissariats. Et comme à Kasserine moins de trois semaines plus tôt, l’ultime recours répressif, dont le bilan humain ne filtre pas ici le blocus étatique (2), échoue à entraver la prospérité du soulèvement. Au moins deux autres villes connaissent des affrontements après la dispersion de manifestation, Ismaïlia à moins d’une centaine de kilomètres au nord de Suez, et Cheikh Zouwayed au cœur du Sinaï, où un manifestant est tué d’une balle dans la tête, entraînant dans la soirée des tirs de roquettes vengeurs contre la police.

En trois jours seulement, là où il en avait fallu une dizaine en Tunisie, le régime pluridécennal commence déjà à vaciller, principalement sous l’effet de ces combats étendus dans les rues de Suez dont l’ampleur jusqu’à aujourd’hui n’est connue de personne, si ce n’est de ceux qui les ont menés, et qui resteront finalement minorés par des journalistes qui n’ont pu accéder à leur théâtre sous siège étatique. Ils accordent alors une place égale, voire supérieure, à ce retour au pays du récupérateur El Baradei, sorte de Marzouki égyptien qui a postulé plus tôt encore que son homologue à la présidence, comme aux Frères musulmans qui tentent comme ils le peuvent de prendre le train en marche en annonçant leur participation à la manifestation du lendemain, et ils s’accrochent surtout aux leaders qu’ils ont cru trouver chez les facebookers « pro-démocratie ». Le PND y voit une porte de sortie, se disant d’un côté prêt au « dialogue avec la jeunesse » et coupant de l’autre Internet sur l’ensemble du territoire. Toute cette engeance est prise de vitesse par un déchaînement qui ridiculise leur prétention à une quelconque maîtrise dont les conditions ne reposent plus désormais que sur la police et sa capacité à tenir face à une jeunesse qui ne dialogue pas, en tentant d’étouffer Suez sous les renforts acheminés sans interruption depuis le 25. Mais comme ses bases y tombent une à une et comme surtout l’agitation au Caire, sous la forme d’escarmouches disséminées, n’a pas laissé possible l’isolement de cet avant-poste, sa tâche n’en finit pas de se compliquer face à une situation dont l’exceptionnel la dépasse, voire la terrifie, quand dans le camp d’en face c’est l’exact contraire qu’il produit. Il n’est pas seulement question de tenir tête à cette pourriture qui pensait intimider, tabasser et torturer toujours, mais bien de la détruire. En quelques dizaines d’heures, d’éternel prédateur, elle est devenue la proie. Depuis le 25, sa fête n’a pas cessé.

Les gardiens du pouvoir égyptien ne comprennent déjà plus ce qui leur arrive, sinon qu’ils sont assis sur un volcan qui vient de se réveiller. Ils s’ingénient à faire le silence, à couper les lumières, s’imaginant conjurer le mauvais sort en tirant les rideaux. Mais comme le vieux Ben Ali, ils font l’expérience en accéléré que ce monde qu’ils connaissent si mal ne permet plus les étanches contrôles de l’époque antédiluvienne où ils sont arrivés à leurs postes. Et ils comprennent encore moins qu’Internet n’est qu’une chambre d’écho, dont la dangerosité pour l’État autoritaire qu’ils dirigent ne dépend que du contenu que ses jeux de miroirs réverbèrent, et donc de ce qui a véritablement lieu quand, en dépit des mesures pour que rien n’arrive, quelque chose a lieu. La circulation de pensée dont ils s’effraient n’est d’ordinaire que le relais du vide middleclass, l’habitude honteuse à vivre pauvrement en échange des compensations aptes à masquer et à faire oublier cette pauvreté. Présenté comme celui des « révolutions Facebook », l’hiver 2011 est au contraire la critique la plus avancée du stade 2.0 de la communication infinie, de cette accélération des échanges sans but, de cet hypnotique retour du même sous d’autres formes. Il est le révélateur du mensonge sur cette apparente richesse par la concrétisation de sa part utopique, toujours projetée mais toujours falsifiée : nouveauté, participation égalitaire, mise en contact instantanée de tous avec tous, débat planétaire. Il est aussi la plus violente dénonciation de ce surplace permanent qui, à l’image de l’avancée continue de la technique, n’est qu’une confirmation de l’absence de changement, un bombardement conservateur aligné sur la vacuité du quotidien, l’illusion de la vitesse d’une société qui ne va nulle part, réduite à une course de vélos d’appartement. La véritable vitesse, celle qui fait peur ou qui grise, qui fait chavirer ou qui transcende, elle est à l’œuvre dans ces moments révolutionnaires, responsable alors des danses folles des blindés déboussolés de Suez dont les résonances parviennent sur les écrans via les vidéos floues et saturées des téléphones portables. L’histoire en train de se faire prend de vitesse son commentaire. Ce qui est dit de l’extérieur sur les actes apparaît tout à coup et enfin moins important que les actes. Voûtés devant leur PC, les spécialistes du commentaire se retrouvent face au même élan qu’à la veille du 14 janvier à Tunis, personne ne peut leur dire ce qui se passe ensuite.

Grand vendredi

Dans le cours de la grande offensive d’hiver qu’elle confirme alors, la journée du 28 janvier est une bataille majeure, de celles rares qui proclament à la face du monde la nature de la guerre qui l’anime, ses partis, ses enjeux et ses conditions. Et comme ces déterminations du conflit, comme son essence même sont encore tues à ce moment-là malgré Alger, malgré Tunis, malgré Suez, c’est une nouvelle surprise pour le camp du silence, qui provient comme une détonation, un grand fracas qui fait trembler bien au-delà de son point d’impact. Il faut sans doute se référer au Téhéran de 78 pour retrouver un tel moment où se manifeste en quelques heures une passion collective de cette ampleur, où se concentrent gestes, choix et ruptures irréversibles qui emportent des décennies d’une léthargie ou d’un éparpillement désormais scandaleux. Parce que l’insurrection se généralise à toutes les grandes villes du pays, il n’est déjà plus seulement question de l’Égypte, tout y paraît subitement ennemi de ce qui domine là et partout ailleurs, tout y paraît le contredire en bloc. L’Égypte serait isolée, coupée du monde ? Les Égyptiens n’ont au contraire jamais été davantage reliés à leurs homologues, et pas seulement du fait qu’au même moment, contrairement au 14 janvier des éclaireurs tunisiens, on se bat aussi place de la Kasbah à Tunis et qu’on descend dans les rues du Yémen et de la Jordanie. Depuis trois jours, les fausses divisions commencent de s’effondrer pour laisser la place à de plus essentielles, de celles qui ouvrent de grandes perspectives, entamant dans un même élan la séparation des pauvres entre eux. Il s’agit de se trouver, d’être ensemble les participants vivants du changement dont personne encore ne peut dire quelle en est la plus profonde signification. Les révoltés d’Égypte sont alors les humains les moins coupés du monde, même si parmi les seuls à partir alors à l’assaut de cet isolement imposé.

Le 25 n’a été qu’une répétition générale, l’apparition d’un possible, le 26 sa confirmation malgré la vaine mais brutale réaction étatique, le 27 le passage localisé à l’insurrection, le 28 est le dépassement grandiose de cette dynamique dialectique, la fameuse bacchanale de vérité où personne ne reste sobre, l’insurrection généralisée. Comme dans chaque pays musulman, le vendredi, équivalent du dimanche chrétien et jour de la prière collective, est chômé. C’est le moment où l’on se retrouve à la mosquée, et c’est surtout alors l’occasion de se rassembler. Après une matinée digne du proverbial calme avant la tempête, la méthode policière employée est la même que le jeudi, empêcher à tout prix que les groupes se forment à l’issue de la prière en bombardant de lacrymogènes chaque attroupement. Mais ceux-ci sont déjà si nombreux dans la capitale et leurs participants si résolus que la répression ne conduit qu’à les attiser davantage, qu’à favoriser le passage aux actes. Car dans ce soulèvement rendu « offline » par le black-out sur les communications numériques, et malgré les comptes rendus heure par heure des chaînes satellitaires et sites web des journaux qui resteront très parcellaires, il faut désormais en être pour savoir ce qui a lieu. Dans toute la ville, on se bat avec l’objectif que les flots d’émeutiers, puisque c’est déjà d’émeute qu’il s’agit, confluent vers le centre, en exhortant dans leur sillage tous les Cairotes à sortir de chez eux pour grossir la marée. Et c’est un déroulement similaire dans les grandes villes du reste du pays, quoiqu’aucune ne semble mettre en branle en ce début d’après-midi des vagues aussi massives et aussi nombreuses qu’au Caire, où les rues sont d’abord envahies par de petits groupes éparpillés qui s’amalgament pour former des cortèges de dizaines de milliers de manifestants. À l’échelle de l’Égypte, une convergence plus grande se dessine à distance entre Alexandrie, Suez, Mansourah, Ismaïlia, Port-Saïd ou Damiette qui sont alors connectées par l’esprit du temps, ce zeitgeist plus à même que n’importe quel réseau virtuel d’assurer cette apparente coordination. Dans la capitale, débordées par les groupes très mobiles auxquels elles font face et épuisées par les jours précédents, les forces de sécurité ne peuvent empêcher les regroupements et s’efforcent d’endiguer leur progression à grand renfort de lacrymogènes, de balles en caoutchouc, de canons à eau et autres grenades assourdissantes, et assez vite de balles réelles. Face à cette résistance qui tue déjà, d’autant qu’elle est appuyée par des hommes de main du régime armés de bâtons et de couteaux, les insurgés se rabattent sur les commissariats dans la plupart des quartiers, portant par ces assauts contre ces bastions honnis de tous le coup décisif à une police à la dérive. Le feu et le pillage emportent plusieurs postes de police, peut-être une dizaine sur la trentaine que compte Le Caire, et participent à faire sauter les barrages ainsi affaiblis par la chute de leurs bases. La convergence s’opérant aux abords du centre-ville, les combats se changent en bataille rangée. Après de longs face-à-face meurtriers, de charges appuyées par les blindés et de contre-charges émeutières, les foules compactes venues de l’ouest enfoncent les derniers cordons sur les grands ponts qui enjambent le Nil. À proximité du centre, autour du grand échangeur routier près du musée, le chantier du Ritz assure l’approvisionnement en projectiles de toutes sortes auxquels viennent s’ajouter la multitude de cocktails Molotov qu’une expérience émeutière de quelques jours a déjà fait fleurir. La déroute policière se confirme en fin d’après-midi. Au Caire mais aussi à Alexandrie, où plusieurs commissariats y ont subi le même sort tout comme le siège du gouvernorat, à Suez où la guerre aux flics a repris de plus belle, détruisant là aussi plusieurs de leurs bâtiments dont le principal sur la place Al Arbaïn duquel sont ainsi libérés les détenus et les armes emportées, probablement à Mansourah, quand dans de nombreuses autres villes les sièges du PND sont la proie des flammes. Voilà la perspective de Suez atteinte. La police est vaincue, certains officiers capitulent, les moins gradés se joignent aux contestataires, d’autres sont rossés avec leurs propres matraques, délestés de leur équipement. À Alexandrie par exemple la troupe se rend à l’issue d’une raclée mémorable. Partout ailleurs, une grande partie prend la tangente pour se réfugier dans les casernes, répondant aux consignes d’El Adli qui déciderait du retrait général, encore progressif à cette heure où l’on continue par endroits à se battre comme ce sera encore le cas dans la soirée.

La canaille du PND a fini par comprendre que les forces censées la protéger sont devenues une cible à part entière, que leur présence même est un combustible de la révolte dont les participants ne cessent d’augmenter. L’affolement est général chez ces bureaucrates infatués qui admettent publiquement leur revers et l’étendue de leur panique en multipliant les mesures en l’intervalle de quelques dizaines de minutes. À 17 h 30, ils décrètent un couvre-feu qui prendrait effet à 18 heures au Caire, Alexandrie et Suez, s’imaginant peut-être faire place nette par magie en l’espace d’une demi-heure, se voient contraints d’opérer le remplacement des flics par l’armée qui se déploie alors, et annoncent une imminente allocution télévisée de Moubarak. L’arrivée des militaires signe une sorte d’officialisation d’un cap passé, d’une première victoire. Comme ils sont faussement considérés comme neutres et plutôt critiques vis-à-vis de l’évolution récente de la gestion du pays, et qu’ils ne paraissent pour l’instant ne faire que prendre position, dans l’ensemble l’accueil qui leur est réservé n’est pas hostile. C’est un moment de respiration. Ils sont de toute façon incapables, sans commettre un carnage, d’assurer le retour à l’ordre, pas plus que le respect du couvre-feu dont personne n’a cure alors. Ils sont les invités surprise d’une fête, ceux qu’on a obligés à sortir, décrits comme des sauveurs tant qu’ils ne font rien d’autre qu’être là, et qui paraissent bien impuissants et bien embarrassés, voire apeurés, devant la multitude bruyante et enfiévrée qui monte sur leurs chars et les recouvrent de graffitis. Car rien ne s’interrompt pour autant. Les révoltés sont maintenant dans les zones sensibles, à Garden City par exemple, le quartier des ambassades où l’on mentionne des tirs à l’arme lourde qui pourraient n’être que les détonations provenant de l’intérieur des commissariats incendiés. Et ils célèbrent surtout leur jonction en mettant le feu au grand bâtiment qui abrite le siège du PND en bordure de la corniche, immense feu de joie dont la colonne de fumée s’étirera plusieurs jours au-dessus de la ville. Devant celui de la télévision nationale dont le rôle si important s’affirmera par la suite, ils se heurtent en revanche à l’armée dont la fonction se fait alors jour pour défendre ce relais de la propagande étatique, qui n’évoque les troubles qu’alors pour les attribuer à des « terroristes irresponsables », ce porte-voix du régime à partir duquel il passe toutes ses annonces et où surtout Moubarak doit s’exprimer. L’allocution n’y a finalement lieu qu’à minuit, après avoir probablement pris les consignes du tuteur états-unien qui s’est vu contraint de formuler des reproches à son petit protégé dont il assurait de l’exemplarité et de la stabilité 24 heures auparavant. Au milieu de la litanie rebattue sur les réformes à venir, l’octogénaire fait l’annonce de la démission du gouvernement. Une heure après, Obama s’efforce à son tour d’éteindre l’incendie en sermonnant l’autocrate qui lui est si précieux, pour renvoyer dos à dos insurgés et répresseurs quant à leur responsabilité dans ce qui serait véritablement intolérable, la violence, celle-là même qui après trente ans d’un usage permanent n’est désormais plus le monopole du seul État, et qui dans son retour de bâton affole jusqu’à Washington.(3)

Au stade atteint à ce moment par la révolte, alors au cœur de sa phase offensive, de son irrésistible montée avec ces quatre jours qui font tomber un gouvernement et mettent la police à genoux, ce dont nous rendons compte ici n’est qu’une trame générale, celle que laisse entrevoir le croisement des sources journalistiques déterminées par leur parti pris comme par leur incapacité à englober ce qui déborde largement le champ de vision de leurs petites jumelles. Tout comme les flics, les employés de l’information ne savent plus où donner de la tête et continuent de s’attarder sur les multiples déclarations des dirigeants étatiques réduits eux aussi à l’impuissance du spectateur. La trame en question dessine un scénario qui s’apparente à celui de l’insurrection tunisienne, si l’on dissocie un instant ces deux moments qui appartiennent à un même élan et se conditionnent l’un l’autre. Car comme en Tunisie, voire davantage encore puisque cela semble maintenant la Tunisie puissance 10 dans le dépassement qui s’opère alors, le hors-champ médiatique qui apparaît par bribes, par flashs, ou poindra longtemps après les faits, révèle la profondeur et l’extension d’une dynamique dont l’essor ne rencontre plus d’obstacle à sa mesure. Tout paraît s’être subitement multiplié, les foyers insurgés comme le nombre de leurs acteurs, les cibles attaquées comme les raisons de la colère, dans un foisonnement vertigineux où l’augmentation quantitative change la qualité de l’événement. Ni l’armée ni la nuit ne suspendent le typhon qui balaie ce qui reste de commissariats (peut-être près de 100 pour toute l’Égypte, 60 % selon les chiffres officiels, une vingtaine au Caire), de véhicules policiers, de représentations du PND, et cette première libération des villes incite à en poursuivre la logique. Suez en avance donne toujours la mesure. La journée y a été marquée par une ultime tentative d’écraser la révolte sous la mitraille avec l’entrée en scène des hommes de main d’un marchand de voitures qui dira avoir voulu défendre ses concessions des pilleurs. Jusqu’à 18 personnes tombent sous leurs balles qui s’ajoutent à celles de la police, et selon la chronologie confuse établie par les informateurs qui en cherchent la cause, ce serait le moment ce jour où l’émeute diversifie encore davantage ses cibles pour s’abattre sur les commerces, dont ceux tenus par cet ignoble petit bonze si représentatif de la caste marchande qui prospère et florit et dont on attaque aussi les banques et les opérateurs téléphoniques. Le vendeur de voitures ferait libérer des « délinquants armés » avant de fuir en fin d’après-midi. La situation condense ce dont seront faites les heures suivantes partout ailleurs, la répression meurtrière qui se poursuit dans les lieux où la police est encore là, les assauts contre la marchandise là où elle a vidé la place, la confusion et les rumeurs quant à un chaos orchestré par l’État.

Car le 29, le « vendredi de la colère » n’a toujours pas cessé. À Ismaïlia, des dizaines de milliers de personnes attaquent le siège de la sûreté de l’État (5 morts), ce même bâtiment est assiégé à Rafah (3 flics tués), dans deux villes du gouvernorat de Beni Soueif les commissariats sont pris d’assauts (17 morts), à Louxor on brûle le bâtiment du PND. Le déploiement militaire tente de progresser au même rythme, et là où l’armée est déjà en place, elle assiste aux affrontements avec ce qui reste de flics dont on poursuit l’éradication. C’est le cas à Alexandrie (36 tués sur les deux jours, peut-être une dizaine de postes de police détruits), à Suez toujours (2 nouveaux commissariats brûlés en périphérie), ni là ni ailleurs elle ne sera capable, malgré ses menaces proférées via un communiqué, de faire respecter le couvre-feu, avancé d’une heure, et ses tentatives pourraient bien donner lieu aux premières échauffourées entre soldats et insurgés. Au Caire, où elle tente de dissuader les rassemblements, ils sont des dizaines de milliers à envahir la place Tahrir encadrée par les chars, dans ce qui est décrit comme une ambiance bon enfant où l’on fraterniserait avec les hommes de troupe quand on désobéit à leur direction. Ce qui peut être à première vue perçu comme de la crédulité semble surtout alors le sentiment de constituer une puissance massive, sûre d’elle-même, résolue à faire tomber Moubarak, et confiante dans sa capacité à retourner jusqu’aux forces armées qui la craignent tant. Mais l’essentiel se passe à quelques centaines de mètres de là, où la vengeance contre les flics responsables de plusieurs centaines de morts la veille s’y poursuit, avec, comme à Tunis le 14, l’attaque de leur ultime bastion, le ministère de l’Intérieur, ce repaire de toutes les crapules qui dirigent depuis le 25 les opérations répressives. Les combats qui opposent un millier d’assaillants aux laquais du pouvoir qui tirent à balles réelles (3 à 5 morts) durent plusieurs heures, peut-être jusqu’au petit matin du 30.

Les pillages, dont Suez avait déjà amorcé la pratique dès le 26, ont commencé dans la nuit, quand police et gouvernement ont éclaté. Ils adviennent comme un démenti, à la façon dont ils sont intervenus dans les villes tunisiennes, celui amené à la cohorte journalistique pour laquelle il ne s’est encore agi que d’une question politique, sur la nature d’un régime particulier, sur son iniquité tout à coup découverte, sur tout ce qu’en définitive son interprétation middleclass peut admettre. Mais alors la critique égyptienne s’affranchit de cet enclos, c’est bien en effet à propos de ce qui domine partout et dont la désormais horrible autocratie de Moubarak n’est après tout qu’une sentinelle, qu’un administrateur des conditions de ce règne sur la totalité, qu’elle porte maintenant ses griffes acérées. Voilà donc que ces pauvres aux ambitions démesurées s’en prennent à ce qui tisse la vie sociale de tous les humains, à ce qui enserre leur communication, à ce qui perpétue l’autonomisation du cours de leur coexistence, la perte de leur temps. L’ampleur que prend cette attaque contre la marchandise est difficile à évaluer tant les commentaires sont laconiques à son sujet. Elle ne paraît pas menée par de larges foules. Toutefois, la plupart des grandes villes, dont surtout la capitale à propos de laquelle des détails sont donnés, libérées du carcan policier, connaîtraient des pillages « généralisés » principalement durant la nuit, celles du 28 au 29 et surtout du 29 au 30 : supermarchés et centres commerciaux, fast-foods, magasins d’informatique, banques, cabarets et night-clubs vidés de leurs bouteilles, bâtiments ministériels vraisemblablement, maisons luxueuses des quartiers résidentiels en constituent les cibles. On poursuit l’exploration du pouvoir, de ses lieux, et de celui que l’on prend, que l’on se donne enfin pour en abattre l’exclusivité de son accès. En toute logique, le quartier de Maadi, dans le sud de la capitale, si prisé des expatriés pour ses espaces verts, ses restaurants et ses clubs de sport, semble particulièrement touché, mais là encore l’ubiquité de la razzia apparaît en pointillé. Sa répression s’opère de la même façon qu’à Tunis, par l’attribution progressive de son entière responsabilité au régime via ses baltaguias, en l’amalgamant aux descentes punitives de la « police secrète ». Et pourtant les quelques envoyés spéciaux qui s’essaient à décrire ce qui a lieu dépeignent ce que Jakarta en 1998, Bagdad en 2003 ou Tunis moins de deux semaines auparavant – mais là il est vrai déjà falsifié de la sorte – ont connu, des groupes de jeunes qui s’emparent de réfrigérateurs, de vêtements, de téléviseurs, chargés parfois sur des pick-up ou détruits à même le trottoir. L’ébullition dans les prisons donne lieu à la même interprétation univoque dans ce désordre dont il faut tirer une version simplifiée à la façon de ces conspirationnistes tant moqués aujourd’hui. Le régime en libérerait volontairement les prisonniers. C’est du moins la thèse qui s’imposera par la suite, mais ce que décrivent à ce moment-là les articles de presse sont des mutineries dans les prisons du Caire, auxquelles la sécurité répond par armes à feu, et qui dans certaines échouent à permettre des évasions. Les fuites massives auront lieu la nuit suivante, ce qui exonère au moins ces « criminels » de l’entière responsabilité des troubles, suivant des scénarios différents, prise de contrôle par les mutins, assaut par des groupes armés extérieurs. Une seule explication surnagera finalement : la police secrète a ouvert grandes les portes.(4)

On parle alors de villes de plusieurs millions d’habitants que les forces de l’ordre ont désertées, où leurs arsenaux ont été dévalisés, où les gueux ont libéré l’espace. Dire à quel point la situation est exceptionnelle et singulière est encore un euphémisme. Elle est le brasier de mille débauches, de mille jeux, d’une soif qui s’épanche d’un coup, celle par exemple des jeunes des bidonvilles qui s’abattraient sur les quartiers huppés comme quelques voix discordantes l’évoquent alors. Rien ne permet d’affirmer que le désordre ne serait que le fruit de ceux à qui il a botté le cul quelques heures auparavant. Soutenir qu’il ne devrait, dans cet extraordinaire contexte, qu’aux ennemis de la révolte relève d’une absurdité. Pourtant, aucune voix ne soutiendra ni n’assumera le pillage et, ce faisant, c’est l’image médiatique à laquelle on se plie, celle d’une protestation pacifique portée par un peuple vierge de toute transgression contre un régime de plus en plus odieux qui les contient toutes. La négativité des actes commence déjà d’être refoulée sur ce point nodal, le déni poussé au point que les incendies et saccages des commissariats soient parfois attribués aux flics eux-mêmes, soucieux d’en faire disparaître les dossiers compromettants. Mais ce sont bien pourtant encore les gueux qui vident ce jour l’immeuble du PND, les mêmes qui assaillent celui de la banque centrale, repoussés alors par les militaires, eux encore qui parviendraient à faire tomber le ministère de l’Intérieur à l’aube du 30, y obligeant au moins les occupants à s’enfuir sous escorte militaire. On ne sait alors dans quelle mesure les baltaguias et autres policiers en civil, à bord d’ambulances et de véhicules banalisés, se répandent dans les villes où ils mèneraient des « raids criminels » en « pillant, cassant et terrorisant ». Il ne fait pas de doute que ces opérations ont lieu et l’on comprend bien dans quel but, mais nul massacre n’en semble résulter. Ce qu’elles participent à produire en revanche, qui s’ajoute à la peur frénétique de la pénurie suggérée par les médias, c’est une sorte de psychose collective alimentée par la rumeur d’un bout à l’autre du Caire. S’y forment alors, ainsi qu’à Alexandrie, des groupes de voisins qui sortent dans leurs rues avec des armes de fortune pour y patrouiller et y établir des barrages. Ceux qui seront appelés les « comités populaires », poursuivant là un mimétisme automatique avec la Tunisie, et qui bien souvent selon les témoignages ne trouveront rien à se mettre sous le gourdin à l’issue d’une attente tendue et fiévreuse. Leur mise en place semble se faire partout, quoique les quartiers cossus soient les plus régulièrement cités, mais suivant des modalités et motivations différentes, entre auto-organisation spontanée d’un côté, portée par un certain plaisir de la rencontre en petits effectifs où par exemple l’on s’enseigne mutuellement la confection de cocktails Molotov, d’un autre cela paraît davantage de petites milices hiérarchisées, « citoyennes », palliant l’absence de la police et faisant office de nouvelles forces de la répression. Au regard de la situation générale, d’une offensive qui ne tarit pas, présence militaire ou non, et qui menace de porter plus loin et plus fort, on comprend quelle opportune manœuvre se trame. Dans l’objectif de vider les rues, il s’agit pour l’État de capitaliser sur la base de la retraite policière et pour cela d’effrayer les moutons via Nile TV, son porte-voix si précieusement défendu par l’armée la veille, qui avait annoncé, avec l’alarmisme ad hoc, le retrait policier en direct dès qu’il a eu lieu. Préparant par l’annonce solennelle du « vide sécuritaire » le discours de Moubarak quelques heures plus tard qui prévenait du chaos que représenteraient les événements, à cette même antenne où pour en illustrer la véracité passent désormais en boucle des images d’incendies et de pillages. Celui prétendu du sacro-saint musée est repris alors par tous les médias internationaux, horrifiés par ces deux momies endommagées et ces quelques sculptures brisées, dégâts qui s’avéreront bien plus tard avoir été le fait de flics et de gardiens. L’armée qui protège alors le bâtiment, aidée par les occupants de Tahrir, joue un rôle central dans cette scénographie, appelant au respect du couvre-feu, mesure fondamentale pour briser l’élan insurrectionnel, et encourageant publiquement les Égyptiens à défendre eux-mêmes « leur propriété ». Or ce qui se perd dans la confusion du moment, c’est que cette armée, dorée d’une image de neutralité et de bienveillance, est bien toujours aux ordres du « régime » PND, plus que jamais dans cet après-midi du 30 avec la nomination de deux militaires aux postes de vice-président et de Premier ministre, et pas moins que ces fameux baltaguias qui mènent les « raids criminels », quelles que soient alors les éventuelles dissensions de leurs hiérarchies respectives. La stratégie contre-insurrectionnelle, faisant son travail de sclérose et de division en s’appuyant également sur les évadés des prisons catalogués en islamistes, ne rencontre que deux écueils qui en empêchent la pleine et entière réussite, l’obstination à maintenir Moubarak au pouvoir, la concentration et l’ancrage de sa contestation place Tahrir.

Du 1er au 4 février, Tahrir

Occupation

À l’issue du week-end, l’opération répressive a bien une conséquence majeure : l’insurrection s’immobilise, se rétrécit, se coupe de ce qui l’irriguait, perd de son ubiquité visible. Sa portée critique s’émoussant ainsi, tout ne paraît plus tenir qu’en deux noms, qu’en un lieu d’abord, qu’en ce qui devient symbole positif, la place Tahrir au centre du Caire, objectif à atteindre quand les flics en défendaient encore l’accès et devenue maintenant un point de fixation ; symbole négatif d’autre part, Moubarak, cette anomalie qui s’accroche, qui porte désormais, avec la mise hors-jeu de son parti et de sa police, la responsabilité de tous les tués du mouvement, et dont le maintien en signifierait la stérilité. C’est du moins la configuration générale qui se dessine, en partie imputable aux miroirs simplificateurs de ce qui la relaie ainsi, traduisant pour la concrétiser l’opposition bipolaire entre le parti de la middleclass et celui de l’État archaïque.

Tahrir est une scène, taillée et isolée dans le refoulement du négatif, dans le déni des pillages et des destructions, dans la suspension des actes offensifs dont elle provient, mais qui est aussi dans leur sillage animée par des préoccupations et pratiques nouvelles. Elle doit d’abord à ceux qui la font exister, ses occupants déterminés qui, à quelques centaines d’abord, bravent le couvre-feu pour la tenir et y installer un campement permanent dans la nuit du 30 au 31. D’après ce que l’on sait, les journées émeutières n’ont pas débouché sur l’attaque du palais présidentiel, excentré à Héliopolis, comme la logique insurrectionnelle le veut d’ordinaire, et si la place est aussi un lieu du pouvoir en y concentrant nombre de ses bâtiments, elle vaut surtout pour sa centralité. Comme si ce qui comptait alors tenait à la nécessité première de se réunir, de se trouver dans la continuité du début, pour réaliser ce que l’État a si longtemps et si âprement tenté d’empêcher. Se remplissant d’une foule hétéroclite durant le jour, elle devient ainsi un lieu de rencontre, d’échanges, de discussions, le réceptacle de tout ce qu’il y a maintenant à se dire sur la base de ce qui a été fait. Du 29 janvier, où elle est conquise, au 1er février avec la « marche du million », le nombre des manifestants n’y fera qu’augmenter, avec peut-être le chiffre exceptionnel de 2 millions de personnes pour ce dernier jour qui verra ainsi leur débordement sur l’espace alentour. On y viendra de tout le pays, concrétisant d’une certaine façon le bras de fer proposé par la caravane tunisienne sur la place de la Kasbah et en en prenant quasi immédiatement le relais. La dissolution des divisions imposées est une caractéristique essentielle de cette réunion. Au débat contradictoire est privilégiée l’unité, la cohésion entre ceux de tous âges, des deux sexes, de toutes confessions, identités alors dérisoires mais qu’il faut bien nommer, qui se mêlent là dans un même but apparent, immédiat. Et suivant cette même logique où ce qui compte est l’ensemble formé, où personne d’autre que lui-même ne peut le représenter, aucune tête ne prend sa direction, et toutes les voix audibles de ses membres se félicitent de cette absence de leader. Une telle préoccupation pratique, spontanée, va de pair avec la disparition du respect pour le chef, pour le raïs, autorité paternaliste conspuée collectivement d’une même voix. À la critique pratique de la hiérarchie et des identités individuelles s’ajoute la profonde résolution de ceux qui sont là et qui comptent y rester après les combats de rue qu’ils ont menés, qui laissent leur travail et la survie de côté, qui se savent alors les acteurs de leur temps, prêts donc à jouer leur vie, comme la récurrence du sacrifice dans de nombreuses bouches en témoigne, après que, pour certains, nombre de leurs proches sont tombés sous les balles policières. L’ardeur s’y auto-alimente au contact du commun partagé, celui de la fin de la résignation, au rythme des chants qui s’improvisent au milieu des feux de camp, où, à la façon des ultras, un occupant lance un refrain, souvent humoristique ou vindicatif, repris en chœur par des centaines. C’est ainsi l’espace d’une expérience intense, d’une fête, d’une célébration tendue vers la rencontre la plus large de tous, vers la totalité, via sa représentation qui ici n’est encore que l’Égypte.

Car cette puissance de Tahrir serait irrépressible si elle n’était aussi le moment d’un repli, celui de la contraction géographique et idéologique d’un mouvement dont une part de la négativité a été enfouie, la part maléfique attribuée désormais à ce fameux nizam (qui a le double sens de « système » et de « régime »), aux contours flous, à la définition malléable, mais à défaut incarné par un homme qui focalise les regards, détermine le but resserré sur sa chute. L’occupation, qui vise aussi la conservation du lieu et de son symbole comme ce qui aurait été acquis jusque-là, s’inscrit par plusieurs aspects dans la palliation de l’absence d’État inaugurée par les comités d’autodéfense, toujours à l’œuvre dans les quartiers pour y faire office de police, avec la formalisation progressive de son organisation centrée sur des soucis gestionnaires, préoccupation qui caractérise aussi la représentation qu’en donnent ses acteurs. Car les limites de la rencontre, de l’unanimité, du consensus, apparaissent au détriment de ce qui s’y joue en son cœur, dans la contradiction entre particuliers, comme dans les désordres de sa périphérie. Et ce que l’ensemble renvoie, qui se matérialise dans les drapeaux, dans les références au passé, dans un folklore moutonnier familio-culturel, dans la scansion de la confrontation entre les abstractions « peuple » et « régime », c’est l’amputation de la critique des premières journées, à laquelle se substitue l’émergence d’une division schématique et morale basée sur l’identité nationale et tout son fatras poussiéreux. Et c’est aussi pourquoi, dans ce qui est toléré dans ce camp du bien, dans cette virginité affirmée, dans l’affirmation identitaire et la scission qu’elle valide avec les gueux tunisiens, désormais Tahrir n’est plus qu’une scène, où entre son héritage négatif et son souci de respectabilité la balance pèse plutôt du côté du second. Dans cette arène cernée et enclose par les ennemis de la révolte dont ils autorisent l’existence et dont ils n’empêchent pas la collusion, les pauvres ne sont plus que le chœur, et d’autres personnages commencent ainsi de se partager les rôles principaux sur la base de ce rétrécissement.

Se chargeant des effets de lumière, l’information dominante trouve là un moment à sa mesure, un rythme qu’elle peut suivre, une situation qu’elle peut caricaturer, un sens qu’elle peut imposer plus vite qu’à l’allure à laquelle les échanges s’y font, une authenticité qu’elle peut figer en représentation. Malmenées depuis le 25 par les flics et autres baltaguias, ses troupes ont affermi leur hostilité vis-à-vis du régime, et par la grâce de cette seule démarcation, elles sont maintenant en nombre sur la place. À ce moment en Égypte, information dominante se prononce Al Jazira. La chaîne satellitaire qatarie, sorte de CNN arabe, s’y distingue depuis le début par sa couverture en continu des événements, profitant du grand vide d’abord laissé par l’information d’État. Présente au Caire, aux premières loges à proximité de la place, elle donne un compte rendu en temps réel de ce qu’elle a sous les yeux, sur lequel se calent tous les médias internationaux. Le regard partisan dont on n’accuse pas encore ce rejeton arriviste de la presse occidentale ne concerne pas la révolte proprement dite, mais l’image qu’elle s’en fait, par symétrie l’opposé de ce qu’en dit ou ce qu’en tait l’État égyptien, celle qu’il fabrique laborieusement de son côté. Quand, le 30 janvier, cela lui coûte l’irruption de la police dans ses bureaux, et son interdiction dans le pays, l’indignation collégiale de ses confrères occidentaux paraît suffire à la libération dans la journée de six de ses journalistes arrêtés quelques heures auparavant, mansuétude inédite d’un pouvoir peu enclin d’ordinaire à relâcher ceux qu’il engeôle à tour de bras. La mesure coercitive ne l’empêche pas de poursuivre son suivi des événements, elle lui sert plutôt à prendre un peu plus de galon, la confirmant comme source officielle. La chaîne s’ajoute en quelque sorte aux outils de l’activisme cyber, à ses organes qui deviennent moyens, Google, Facebook, Twitter, qui, attaqués par l’État, travaillent à permettre le détournement du black-out sur les communications numériques. Elle relaie les vidéos postées sur Internet par les témoins, les lieux de rendez-vous que lui transmettent les activistes, donne ses propres chiffres probablement gonflés du nombre de manifestants. Et sur la place, dont elle a participé à la détermination par sa version réductrice, qu’elle éclaire pour le monde avec ses directs en streaming continu, elle a dès le 31 janvier une place de choix avec l’installation d’un écran géant qui la diffuse. Juste retour des choses en l’absence de critique et affligeante mise en abyme concentrée sur quelques centaines de mètres carrés tandis que l’on ne sait plus ce qui se passe dans les autres villes ni même au-delà des rues adjacentes.

À cette lisière, en bordure de scène, l’armée tient bonne place, principalement préservée et en quelque sorte admise pour l’instant par le fait qu’elle ne réprime pas directement, avec les moyens qui sont les siens. Profitant de cette distinction entre sa probité supposée et le régime PND corrompu, entre sa retenue et la brutalité des forces de sécurité du ministère de l’Intérieur, elle compose avec la foule qui l’acclame d’un côté et la tient en respect de l’autre, la défie dans une sorte de bonne humeur insolente et garde ses positions malgré les consignes données et les intimidations répétées. Odieuse figure paternelle qui s’impose alors surtout par la démonstration de force de ses chars menaçants, l’armée égyptienne est une institution de 500 000 hommes, grassement subventionnée par les États-Unis pour ne pas se battre depuis les accords de Camp David, et cette manne qu’elle emploie à l’enrichissement de sa caste d’officiers en fait le premier entrepreneur du pays dans les secteurs les plus variés, de l’armement à l’alimentation en passant par le bâtiment. Survivance du modèle stalinien du capitalisme étatisé, c’est une bureaucratie dans l’oligarchie, particulièrement choyée par l’État, à qui elle donne ses chefs depuis Nasser, mais que l’évolution libérale de la gestion menée sous l’influence du fils Moubarak et de ses amis affairistes depuis 2004 a indisposé. Elle joue ainsi désormais sur deux tableaux, la conservation de l’ordre, de l’État, et la préservation de l’ensemble de ses prérogatives et intérêts dans sa concurrence avec les néolibéraux du privé pour la mainmise sur la marchandise. La relative sympathie dont semblent jouir ses soldats, déployés depuis le 28, auprès d’une grande partie des protestataires, outre leur relative passivité et la flatteuse comparaison avec les policiers honnis, tient aussi à la proximité permise par la conscription à laquelle sont soumis les jeunes Égyptiens durant une à trois années, et même si alors il semble bien qu’on n’ait fait appel qu’à des militaires d’active pour s’assurer des limites de la « fraternisation ». Aux « Moubarak erhal » (« dégage ») et autre « le peuple veut la chute du régime » s’ajoute alors un autre slogan « le peuple et l’armée ne font qu’un » ou « le peuple et l’armée, une seule main » suivant les traductions, confirmant l’évolution de cette bienveillance ambiguë jusqu’à l’identification, et qui mêle l’espoir de la retourner en l’obligeant à choisir son camp, mais l’englobe aussi a priori dans celui « révolutionnaire » suivant la nouvelle division qui s’impose et la fixation sur Moubarak comme gel du débat sur le but. Dans la version middleclass des événements, celle moralisante d’une insurrection sans insurgés, l’armée, partie intégrante du « régime », se voit, telle qu’en Tunisie, offrir le rôle du chevalier blanc, comme levier pour l’ultime objectif à atteindre et comme rempart face à la menace largement fantasmée des pillards-brigands-islamistes. Pour une partie de ceux qui étaient le sujet actif des événements jusque-là, il ne s’agit plus que d’assurer une pression constante en restant sur Tahrir. Qu’elle se montre hostile et menaçante, en faisant survoler en rase-mottes la place par ses avions de chasse à l’approche du couvre-feu le 30, ou qu’elle installe des barbelés à ses entrées le 31 ne suffit pas alors à la disqualifier. Comme pour les comités populaires, l’organisation de Tahrir se fait maintenant avec sa collaboration, soldats et civils constitués en service d’ordre fouillent les manifestants aux entrées de la place, dont l’accès est parfois empêché quand l’affluence engendre des frictions avec les militaires, comme durant la journée du 1er. Ce double jeu s’affiche jusqu’à la caricature dans la journée du 31, avec l’annonce publique faite à l’antenne de Nile TV, dont elle renforce la défense du bâtiment ce même jour, qu’elle ne fera pas tirer sur les manifestants dont elle déclare les revendications légitimes, signe supposé de son lâchage de Moubarak selon les observateurs, pour bloquer ensuite tous les accès du Caire le lendemain, alors qu’est prévue la grande mobilisation de « la marche du million ». Il est vrai qu’entre les deux moments, elle a déjà gratté un peu plus encore, depuis l’évincement de Gamal et Ezz le 29, avec l’absence des ministres issus du milieu des affaires au nouveau gouvernement et la nomination du général Tantaoui au poste de vice-Premier ministre.

Dans ce dispositif sclérosant, d’autres tartufes en profitent pour prendre leurs aises, c’est-à-dire poursuivre leurs propres buts misérables. Les Frères musulmans semblent se faire plus nombreux chaque jour sur la place, mais en restant prudents et veillant à ne pas s’imposer, car s’il n’y a plus guère que la violence qu’on n’y tolère pas, Tahrir expulse aussi, des vedettes locales du cinéma, du foot, du journalisme par exemple, mais dégagés parce qu’ils ont soutenu Moubarak publiquement au début de la révolte. Apparemment scindés entre les jeunes, côté rue, qui s’allient aux organisateurs du web et les vieux, côté salon, qui regardent plutôt vers Souleiman, les Frères se placent suivant ce qui paraît convenir le mieux à leurs intérêts. Leurs manœuvres récupératrices ont commencé de l’extérieur le 29 avec l’appel à la formation d’un gouvernement de transition, la proposition d’une coalition de l’opposition qui se concrétisera avec le Wafd notamment. Ils avancent en douceur, se couvrent dès ce jour en pactisant avec le laïc El Baradei qu’ils mandatent déjà pour des négociations futures, mais, prudence là aussi, à la condition du départ du raïs, pour négocier avec l’armée donc et toutes les salopes qui la dirigent. Et cet El Baradei, coopté en tant que démocrate libéral par l’information dominante qui cherche un chef aux Égyptiens, prend la parole à Tahrir le soir du 30 pour demander de la patience, assurer que le changement arrive, et s’englober par l’emploi du « nous » dans le processus en cours, sans que l’on sache si cette impudence est alors dénoncée. Deux jours plus tard, l’imposteur, qui s’y voit déjà, parlemente avec les diplomates occidentaux à qui il propose des « scénarios » pour l’après-Moubarak. Car c’est dorénavant en ces termes prospectifs que les parasites se chargent de court-circuiter l’indispensable débat de Tahrir, de le phagocyter, et ce n’est d’ailleurs pas tant Tahrir qu’ils espèrent convaincre que l’armée et plus directement, puisqu’ils ne voient d’issue que là, ses créanciers américains. Ils font la queue en candidats à l’embauche escomptant l’essor de leurs petites carrières. En fond de ces vieilles figures de la récupération, beaucoup moins tangibles mais peut-être davantage présents dans l’aliénation de la révolte depuis ses débuts, profitant surtout des moments sans offensive, les activistes du web, la middleclass égyptienne en devenir, donnent un ton, qu’on pourrait qualifier d’anti-Suez, mettent des mots sur les rassemblements, des noms sur les journées comme autant de chapitres d’un livre déjà écrit, dictent un sens sans trop le définir, mais en l’intégrant dans une misère plus moderne qu’on connaît bien en Occident où son plébiscite s’est fait si général qu’on peinerait à trouver des incarnations souveraines de son parti. Ils ont une grande responsabilité dans la part défensive, symbolique et positive de Tahrir, sans pouvoir prétendre ni même désirer pour autant une quelconque maîtrise, ce qui tendrait à les assimiler simplement à des avant-postes de l’information occidentale. Ils ont en fait toute leur place avec les arrivistes présentés ici, puisqu’on apprendra le 6 février, pas trop tôt donc, qu’ils avaient formé une coalition avec ceux-ci dès avant la journée du 25.

En coulisse, on ne sait à quel point tous ces usurpateurs s’entretiennent directement avec leurs homologues au pouvoir, avec qui, à quelques détails près, ils partagent les mêmes intérêts et préoccupations. Ils s’accordent aussi sur un point essentiel, contourner Tahrir, travailler dans son dos. La disgrâce des crapules les plus détestées, Ezz et Gamal, est une concession dérisoire le 29 au stade atteint alors par la révolte, mais, on l’a vu, elle s’adresse avant tout à l’armée, tout comme les nominations des militaires Chafik et Souleiman ce même jour, conspuées immédiatement sur la place. L’attribution du poste de vice-président, resté vacant depuis le début du règne de Moubarak, est déjà le signe d’un transfert du pouvoir, d’une de ses factions à l’autre, et une façon de le rendre public. Le choix de Souleiman, simple confirmation de son statut officieux jusqu’alors de numéro deux, est une insulte supplémentaire faite aux Égyptiens, le septuagénaire ayant fait la majeure partie de sa carrière à la direction des services de renseignement, et y ayant donc mené toutes les saloperies qui leur incombent dont, on suppose, les plus récentes. Mais ce providentiel spécialiste du mensonge et de la dissimulation s’est également fait connaître pour avoir conduit des négociations de paix entre Israël et Palestine durant les années 2000, et c’est bien aussi de ces qualités-là qu’on espère beaucoup. Après que le président du parlement a fait miroiter la veille la possible révision des législatives de novembre, il annonce à son tour le 31, dans une apparition télévisée, être chargé d’ouvrir des négociations immédiates avec l’opposition, qui malgré les dénégations plus ou moins explicites de ceux à qui elles s’adressent auront lieu dès le lendemain. Sa rencontre ce jour-là avec les Frères musulmans ne sera évidemment rendue publique que bien plus tard. Voilà ce qui se ligue contre la révolte, la conclusion qui se prépare pour l’insurrection, et pour son paravent Tahrir dont la légèreté face à son instrumentalisation constitue une grave faute qui coûtera cher à tous les anonymes désintéressés qui en forment la majeure partie. Et avec eux alors le ton n’est pas le même. Le redéploiement encore partiel de la police s’opère à partir du 31, entraînant au moins des échauffourées par endroits, tandis que le couvre-feu est encore avancé d’une heure. À l’adresse des autres Égyptiens, Nile TV, à l’abri d’une protection militaire renforcée le 31, poursuit sa campagne calomnieuse. Le zombie Moubarak, qui semble aussi devoir son aberrant maintien officiel à la faveur des soutiens de l’Arabie saoudite et d’Israël, y apparaît de nouveau dans la soirée du 1er pour synthétiser tous les éléments du spectacle et de sa cauteleuse intrigue. Mielleux avec les opposants qu’il appelle au dialogue, auxquels il promet de ne pas se représenter en septembre. Pathétique à l’attention des moutons qui se tiennent pour l’instant à l’écart et pour lesquels il prend le ton plaintif du pater familias bafoué dont le dernier va-tout consiste à faire pitié en jouant alors à son tour sur la fibre patriotique pour désigner implicitement les traîtres à la nation que seraient les révoltés. Condescendant avec ces derniers qu’il associe au chaos quand lui représenterait la stabilité.

Bataille

Toutes les révolutions modernes connaissent ce moment décisif au cours duquel la figure du pouvoir, incarné par un homme, sacralisé par une tradition, une filiation et une origine qui lui conféraient jusqu’alors l’illusion d’un règne éternel, devient subitement l’objet d’une exécration générale. La prodigieuse poussée d’aliénation des deux siècles passés, exceptionnelle accélération de l’histoire des hommes y ridiculisant le rôle de l’individu, a corrodé ces piédestaux élevés en des temps où le souverain caché des regards, enveloppé par son titre du mystère des dieux, inspirait comme eux la crainte respectueuse des pauvres d’un monde immobile. Ce plafond de verre de l’humanité s’est depuis constellé des impacts de leurs plus audacieux assauts, fragilisé à leur suite et consécutivement à leurs défaites par d’autres formes aliénées de leur communication. Les dernières pâles figures de la monarchie absolue en France et du tsarisme russe ont encore belle allure comparées au shah de 1978 qui, quoiqu’issu d’une chaîne dynastique, n’est déjà plus que l’avatar providentiel d’une simili-restauration rendue possible par le coup d’État contre Mossadegh dirigé depuis Washington. Les dirigeants modernes, parmi ceux que le terme de plus en plus désuet de dictateur désigne, ne sont que les gardiens de leurs États respectifs, leur pouvoir censément absolu se borne à la conservation des conditions policières du règne mondial de la marchandise sur le territoire qui leur est dédié. Toutefois, à l’intérieur de ce qui n’est même plus un pré carré, c’est encore sous les oripeaux princiers qu’est reconduite la vieille figure du pouvoir séparé via l’identification d’un homme et d’un pays, d’un guide et de son peuple, mêlant ces fétiches obsolètes que sont les notions de grands hommes et de patrie. En 1956, année charnière où Khrouchtchev est contraint de dénoncer les excès de ce phénomène dans la formule aujourd’hui consacrée de « culte de la personnalité » et fait écraser quelques mois plus tard l’insurrection hongroise qui en critique les profondes racines et la division spectaculaire du monde qui les autorise, Nasser assoit en Égypte son propre culte suivant le modèle qu’il inaugure du dirigeant arabe, simple déclinaison de celui tiers-mondiste forgé par les déjà non-alignés Tito et Nehru. La récupération nationaliste des révoltes anti-coloniales a ouvert la voie, de pseudo-révolution en pseudo-révolution, à ces autocrates bien du pays préservés d’une critique radicale par la focalisation merde-dans-les-yeux du gaucho-léninisme sur la mystificatrice notion d’impérialisme. Les journées de janvier 1952, celle du « massacre » par les Britanniques des flics égyptiens à Ismaïlia puis surtout celle des émeutes restées dans la mémoire comme « le grand incendie du Caire » dont les historiens cherchent encore les hypothétiques instigateurs, ont permis ensuite l’accès au pouvoir d’un quarteron d’officiers séditieux. Le coup d’État de juillet, dont furent informés gouvernements britannique et américain par Nasser lui-même deux jours avant qu’il eût lieu, garantissait à ces derniers une transition rassurante d’avec un sultanat puis une monarchie mis en place depuis 1919 et déjà périmés, désormais incapables d’endiguer la critique des vestiges de la présence coloniale. Le plus opportuniste des putschistes s’empare ensuite des commandes, naviguant d’un bloc de l’opposition bipolaire à l’autre, composant au gré des alliances, organisant la bureaucratisation du pays sous couvert des interventions extérieures, dessinant ainsi l’exemple du raïs, le chef, l’homme providentiel et le libérateur alors, imité par la suite par toute la cohorte des tenants du nationalisme arabe, de Kadhafi à Ben Bella jusqu’à Hussein. L’imposture étatiste passe d’autant mieux qu’elle devrait son existence à une révolution, dont Nasser publie en 53 une indigeste « philosophie », socialiste puisqu’elle serait l’émanation du peuple, identitaire car concernant uniquement le monde arabe, anti-israélienne puisqu’il lui faut alors un ennemi extérieur. La défaite contre Israël n’entamera qu’à peine la splendide du raïs dont la stature se transmet à sa mort au plus terne Sadate, lui aussi partie prenante du coup d’État de 52. S’inscrivant à son tour dans cette sorte de dynastie militaire, fait raïs à la mort du raïs, Moubarak en conserve tous les avantages, hérite de toute la parure de l’histoire de la « république », sans que plus grande place ne lui soit faite dans le monde, sans plus même les alibis utiles du socialisme, de l’anticolonialisme ou des guerres contre Israël sinon qu’il y eut sa part dans le passé en dirigeant l’aviation. Il trône à la gestion au fil de l’usure progressive d’idéologies caduques dont il accélère la dissolution. Si l’insurrection égyptienne ne mérite pas à elle seule le prestigieux titre de révolution, dans la personne de ce triste pantin c’est bien toute la sacralité de cette version du chef suprême qu’elle participe à balayer, celle surtout du leader arabe, menaçant alors d’entraîner dans sa suite tout l’échafaudage qui le soutient et lui doit en retour son existence, en Égypte et partout ailleurs. Les fruits pourris qu’étaient les derniers rois, tsars et shah comptaient peu dans leur personnalisation temporelle, en revanche leur mise à bas par les pauvres entraînait la critique du monde sur lequel ils passaient pour encore trôner. Ben Ali ne disposait pas d’un tel mythe national et international, Moubarak n’en est que l’héritier momifié, mais il est le maillon beaucoup plus important d’un passé qui ne passe pas, d’un système en apparence indéboulonnable qui ne tient qu’en faisant croire à son éternité, d’un « monde arabe » identifié comme la propriété de ses dirigeants militarisés, FLN, Kadhafi, Assad, Saleh ; d’un monde enfin où la spécialisation du pouvoir est toujours considérée comme un modèle indépassable.

Dans cet ici et maintenant égyptien, l’éradication de ce résultat particulier de l’aliénation est aussi la condition de la prise pour objet collective d’un tel phénomène de la pensée s’échappant de l’ensemble des hommes pour se cristalliser dans l’aberration d’un mode de pouvoir invariablement vertical. Du point de vue de la suppression de cette structure pyramidale passéiste, et en dépit du discours de Moubarak, l’intransigeance de Tahrir, qui en est l’antithèse, ne faiblit pas. Pour tous ceux qui veulent sa conservation, parce qu’il conditionne le leur, il s’agit donc de vider la place, d’éliminer cette présence permanente des pauvres, leur occupation de la rue. Déjà dans la journée du 1er février, les manifestations d’Alexandrie et de Port-Saïd seraient attaquées par des hommes armés, puis dans la soirée les quartiers périphériques du Caire ont vu apparaître des groupes de baltaguias et autres policiers en civil qui commencent de se heurter aux comités populaires. Le 2, leur présence se confirme dans le centre de la capitale et elle vient appuyer une sorte de contre-manifestation de partisans du raïs, qui ne semblent pas devoir être désignés dans leur majorité comme des hommes de main du régime ni des pauvres qu’on aurait rétribués pour être là. Car si l’allocution télévisée de Moubarak n’a aucun effet sur la détermination de Tahrir, elle parvient semble-t-il à mobiliser une autre partie de l’Égypte qui ne s’était pas manifestée jusque-là, celle qui a droit au seul son de cloche de Nile TV, celle qui veut le retour à l’ordre, celle qui suppose la main de l’étranger dans une tentative de déstabiliser le pays, celle qui s’inscrit à son tour dans l’histoire nationale tant mise en avant jusque-là. La prétention unitaire et majoritaire de Tahrir, d’un peuple qui voudrait la chute du régime, se heurte à la véritable division de ce monde. Dans la prétention à l’englobement total, le peuple ne désigne qu’un amalgame informe, reconstitué dans l’abstraction, un troupeau à faire garder par des tyrans ou à neutraliser en le renvoyant à sa supposée responsabilité « démocratique ». La rencontre du 25 janvier, malgré l’affinité de ceux qui parlent la même langue, mangent les mêmes plats, ont vu les mêmes films, partagent les images d’un même passé, n’est pas la concrétisation d’une unité nationale fantasmée. Elle ne concerne pas la seule Égypte mais l’humanité divisée suivant ce que les actes insurrectionnels ont tracé, suivant ce qu’ils ont commencé de mettre à bas, là comme en Tunisie, où la même ligne de partage s’est fait jour. La réaction du 2 février est à la fois le coup de force du PND qui envoie ses sbires, dont nombre de flics en civil, à l’assaut des occupants de Tahrir, mais aussi dans ce sillage celle de cette fraction des Égyptiens dont les intérêts immédiats et particuliers sont mis en péril par la révolte, comme les chameliers et autres cavaliers des pyramides dont l’extravagante intrusion donnera son nom à la journée, celle « des chameaux ». On ne sait finalement à quel point cette réaction est mise scène, préparée en amont. Les chiffres mêmes du rassemblement sont sujets à caution, oscillant suivant les sources de quelques centaines à plusieurs milliers, dont une partie pourrait avoir été amenée là par des bus affrétés par l’État. Qu’elle ne concerne qu’un fragment du pouvoir ou un plus grand ensemble, l’orchestration apparaît par divers signes avant-coureurs, tel ce communiqué télévisé de l’armée qui appelle dans la matinée les occupants à rentrer chez eux pour assurer le retour de la stabilité et de la sécurité, reprenant ainsi la sémantique de Moubarak ; ou encore cet allégement du couvre-feu annoncé peu après et le repoussant à 17 heures, assurant ainsi un temps supplémentaire à l’évacuation possible. En début d’après-midi, la scène Tahrir se change en nasse, sous l’attaque de ce mélange de flics banalisés, venus aussi pour venger l’affront de leur défaite, et de cette sorte de lumpenprolétariat équipé de cocktails Molotov et de réserves de caillasses, que l’armée laisse pénétrer jusqu’à Tahrir et qui fracasse au passage tous les journalistes étrangers. Les occupants improvisent la défense avec ce qu’ils ont sous la main, répondant aux divers fronts qui s’ouvrent aux entrées de la place. Cantonnés à l’hypercentre, retransmis en direct par Al Jazira, les affrontements durent toute la journée sans que Tahrir ne tombe, se changeant, une fois les assaillants repoussés dans la soirée, en guérilla de position qui perdure toute la nuit et ajoute de nouveaux morts à la dizaine au moins tombée au cours de la journée, dont certains par balles, et aux centaines voire milliers de blessés. L’organisation de la défense se perfectionne le 3, les affrontements se concentrant à hauteur du musée et dans l’avenue qui mène à la place Talaat Arb, point de rassemblement des pro-Moubarak, suivant la terminologie alors en vigueur, et ces derniers surtout ne semblent pas gagner en effectifs malgré le martèlement de la propagande télévisée. Les militaires, à qui sont livrés les prisonniers faits par les occupants, s’interposent en vain, subissant vraisemblablement un caillassage en règle, la veille un soldat pourrait même avoir été tué. Encore indécise en fin d’après-midi avec une brève percée des assaillants, la bataille semble tourner ensuite en faveur des occupants, en dépit des efforts déployés par leurs ennemis pour empêcher des renforts de les rejoindre, avant de baisser en intensité dans la soirée. Le 4, malgré de nouveaux tués dans la nuit, attribués à des snipers postés sur les toits environnants, la tentative de vider Tahrir se révèle un échec. Le rassemblement du jour, appelé au début de la semaine et intitulé « vendredi du départ », a bien lieu et grossit au fil de l’après-midi pour atteindre peut-être près de 100 000 participants. L’appel de Souleiman à cesser de manifester dans la soirée du 2, pas plus que les excuses de Chafik le lendemain, qui propose de venir dialoguer sur la place, ni l’interview télévisée de Moubarak pour la chaîne américaine ABC, au cours de laquelle il charge les Frères musulmans, ni enfin la prise de parole qu’y tient Tantaoui ce jour pour exhorter à son tour tout ce beau monde à rentrer chez soi, n’ont le moindre impact, et cet ignoble double jeu, comme les répugnantes méthodes employées, conduit plutôt les indécis, ceux que le discours du ranci avait pu toucher, à rejoindre maintenant Tahrir. Si les affrontements se poursuivent alors, ils ne concernent plus désormais que la place Talaat Arb et le pont du 6-Octobre, et s’évanouiront en fin de journée. La liesse à Tahrir a déjà consacré ce moment, avec l’annonce qui pourrait y être faite, mais qui restera mystérieusement sans suite, d’une marche sur le palais présidentiel. Alors, un brusque zoom arrière révèle les ressources de l’insurrection, les conséquences de ces quelques jours, l’aveuglante Tahrir n’y est plus qu’un petit théâtre, au cœur d’un territoire où dans la plupart des villes et dans 28 des 29 gouvernorats les manifestations ont repris, dessinant l’unanime rejet d’un système qui paraît avoir joué sa dernière carte. C’est de la province que la profondeur du mouvement commence de sourdre et que la structure schématique donnée dans la capitale menace de s’effondrer avec de nouvelles interventions gueuses, quand comme ce jour on détruit à la roquette le siège des services de sécurité à El-Arish, dans le Sinaï. La lame de fond rappelle alors ses origines, bouscule ce contexte égyptien qui les avait refoulées, en s’affirmant à nouveau en Tunisie par le biais là aussi de ses racines originelles dont la reviviscence en contredit la fin officielle.

Province tunisienne

Avec l’évacuation de la place de la Kasbah le 28 janvier, le gouvernement provisoire, l’UGTT et l’armée ont paru obtenir, en nettoyant le centre de la capitale, ce que leurs confrères égyptiens ont échoué à imposer, la relégation de ce qui restait des acteurs de l’insurrection au passé, rendus maintenant à l’obscurité, au rang de lointains spectateurs qu’ils occupaient avant leur passage à l’acte. La différence majeure a tenu d’abord au départ de Ben Ali, concession ultime qui leur a facilité la tâche par l’aboutissement logique de la révolte qu’il signifierait, entraînant un essoufflement de l’offensive dont ils ont su profiter. La vision imposée dès lors, généreusement appuyée par l’information, est que la « révolution » a eu lieu, puisque l’autocrate est tombé, et qu’ils en seraient désormais les garants et les défenseurs, plus encore depuis le remaniement ministériel et l’expurgation des figures du RCD. Dans cette singulière farce, faute d’opposition immédiatement disponible, ceux-là mêmes qui étaient parmi les cibles directes de la révolte en sont devenus les récupérateurs. La supercherie de ce gouvernement « d’union nationale » serait intenable s’il n’y avait eu pour l’imposer la menace entretenue, encore en cours à ce moment, d’une faction du pouvoir, la part maléfique là aussi, celle prétendument responsable du « chaos » depuis le week-end du 15 janvier, qui s’est vu imputer systématiquement depuis lors les manifestations du négatif. Elle est alors la condition de survie de ce deuxième gouvernement provisoire, celle de son usurpation des résultats de la rue vers l’éden électoral d’une démocratie de spectateurs, contre les nostalgiques et fidèles du parti-État de Ben Ali. Que la plupart des Tunisiens n’en soient alors pas dupes n’empêche pas qu’ils soient pris en tenaille entre les protagonistes de ce scénario mensonger qui légitime désormais le retour de la répression et vise à les diviser entre partisans raisonnables du processus de transition et dangereux jusqu’au-boutistes coupables de le mettre en péril et de favoriser ainsi le retour de l’ancien régime. Ce que véhicule alors surtout ce vieux schéma falsifié de la « révolution » étatisée, désignant un avant et un après, c’est le rétrécissement des perspectives ouvertes jusque-là, avec l’imposition désormais d’un faux débat sur le seul renouvellement des dirigeants et la modification de leur mode de nomination. Faute d’insurgés, l’antagonisme des partis ne tiendrait plus que sur le degré à appliquer dans ce ravalement de façade de l’État.

Les jours qui suivent l’expulsion de la Caravane de la libération paraissent confirmer l’herméticité d’un tel dispositif. Les dizaines de jeunes qui manifestent aux abords du ministère de l’Intérieur le 31 janvier pour exiger le départ de ses cadres sont brutalement dispersés, non sans tomber quelques vitrines, par une police qui, ragaillardie par une augmentation de salaire, a maintenant pu reprendre ses méthodes habituelles. Dans la soirée, ce même ministère serait attaqué par plusieurs milliers de « personnes », « ivres et armées », qui pillent et saccagent le bâtiment et qui se révéleraient être des flics, téléguidés par une partie de leur direction mécontente de la purge pratiquée par le nouveau ministre qui s’épanchera à la télévision pour dénoncer un complot au sein de l’État et radiera le lendemain plusieurs dizaines de ses fonctionnaires. Le chantage de ces « nouveaux » dirigeants tient ainsi sur la division présente au sein même de leurs institutions, leur autorisant de ce fait la possibilité de se démarquer des actes de leurs propres troupes, jusqu’à laisser penser que l’évacuation du 28 pourrait bien être finalement l’œuvre de forces de sécurité bénalistes. Il doit aussi à la dramatisation opérée à propos du dit « vide sécuritaire », argument identique à celui employé en Égypte, consécutif ici à l’absence de police dans la majeure partie du pays et aux 10 000 évadés encore dans la nature sans qu’aucune prison, la plupart détruites, ne puisse de toute façon les accueillir à nouveau. Agressions, pillages, enlèvements, incendie de synagogue se mêlent entre rumeurs et faits avérés où l’amalgame noie « criminalité », tentative de déstabilisation, émergence du salafisme et actes de révolte dans la même eau croupie du nécessaire retour à l’ordre, rendu également si impératif par les incessantes intimidations économistes. Quand à Kasserine, ce même lundi 31 où le ministère de l’Intérieur est pillé et saccagé à Tunis, ce sont plusieurs centaines d’assaillants qui font subir le même sort à la sous-préfecture et à la résidence du sous-préfet, ainsi qu’à plusieurs autres bâtiments, les responsables seraient encore les sbires du RCD tendance bénalotrabelsi, parole de syndicaliste alors relayée par la presse qui appuie sans grande preuve la thèse de « saboteurs » ligués contre la révolution. Interprétation bancale au moins, dans cet intérieur du pays, et particulièrement dans cette ville de Kasserine dont on sait le rôle qu’elle a joué durant les jours décisifs contre les forces de sécurité. La présentation médiatique des faits alors, en soutien du gouvernement, élude que l’épuration réclamée désormais par toutes sortes d’associations et de partis de gauche qui veulent bien un retour au pouvoir séparé, à la reconstitution de l’État, mais d’un pouvoir honnête et d’un État non corrompu, est en cours depuis le début de l’insurrection, mais qu’elle n’est pas le fait de dirigeants étatiques mais bien des insurgés qui les ont fait sauter. Avec ce faux débat sur le remaniement des directions de chaque institution et entreprises étatiques via les multiples commissions et autres conseils des sages ou de défense de la « révolution », c’est bien cet élan qu’il s’agit de briser parce qu’on ne sait jusqu’où il est capable d’aller et quel type d’épuration il mène pour éjecter non seulement les dirigeants des places qu’ils occupent, mais probablement l’existence de ces places elles-mêmes. Il se manifeste alors en province, loin de l’avenue Bourguiba, et se déploie dans des proportions qu’on ne connaît pas, que les médias soient concentrés sur la capitale ou plus généralement seulement focalisés sur l’Égypte, sous la forme au moins de multiples coupures de route, de grèves sauvages, d’occupations de sièges du pouvoir. Chacune de ces pratiques reste relativement dans l’ombre jusqu’au week-end du 5 février, quand l’émeute revient et que tombent les premiers tués depuis le 15, après qu’ont été nommés les 24 « nouveaux » responsables des gouvernorats inévitablement sélectionnés parmi les crapules acoquinées avec le RCD. La veille déjà à Sidi Bouzid, après la mort de deux personnes dans un commissariat, des centaines de protestataires font le siège du bâtiment et brûlent trois voitures de flics. Là, les deux bavures sont attribuées à des partisans de l’ancien régime par la nouvelle direction de l’Intérieur. Le lendemain, en revanche, ce sont des actes de révolte qu’on leur impute, quand au Kef la manifestation contre le chef de la police locale tourne à l’émeute après que ce dernier aurait giflé une manifestante, qu’au moins 2 manifestants sont tués par les flics, que le poste de police est incendié, la résidence du commissaire et le siège du RCD saccagés, la prison prise d’assaut par des bandes de jeunes repoussées par l’armée. Et dès ce jour la manigance ne tient plus la route, l’insoumission de la province retrouve sa visibilité par le rejet actif des nouveaux gouverneurs dans une grande partie du pays. À Kébili, les sit-in contre l’arbitraire nomination se changent en attaques frontales des postes de la garde nationale comme de la résidence du gouverneur. Un révolté est tué d’un tir tendu de lacrymogène. Le 6 février, alors que le poste de police du Kef est de nouveau en feu, les protestataires de Gafsa contraignent le gouverneur à fuir, exfiltré par l’armée. Dans nombre de chefs-lieux, les rassemblements exprimant le même rejet se multiplient ainsi le 7. À Tozeur, le siège du RCD est incendié dans la soirée. Le lendemain, le gouverneur de Sousse est contraint de fuir ses bureaux sous la pression d’une « foule en colère » alors que les dépôts du port commercial sont attaqués et les commerces environnants pillés. À Hichria, non loin de Sidi Bouzid, point de gouverneur à se mettre sous la main, le poste de la garde nationale et la résidence de son chef sont incendiés après qu’il aurait tenté d’empêcher une manifestation. En périphérie de Tunis, où 400 à 500 protestataires envahissent le gouvernorat, des groupes de jeunes tentent de prendre d’assaut celui de l’Ariana mais sont repoussés par l’armée. Partout l’obéissance et le respect se sont perdus, pour les flics, pour les professeurs, pour les patrons locaux, pour les autorités de toutes sortes, pour cette génération de collaborateurs désormais dépourvue de police pour les protéger malgré les militaires et ses réservistes que l’État mobilise, malgré la « suspension » du RCD, malgré les comités de défense des quartiers. L’armée intervient ainsi dans chacune de ces localités, à Gabès et à Nabeul où elle escorte le gouverneur mis en fuite par les manifestants, à Bizerte, à Kairouan où l’on bloque la route principale et saccage la station-service à proximité du gouvernorat. Ghannouchi doit bien alors admettre ce qu’il nomme « explosion sociale » par laquelle il justifie la mise hors circuit du parlement qui vote la mesure exceptionnelle autorisant le président par intérim à gouverner par « décrets-loi ». En dépit du soutien de l’UGTT et de l’armée, le bluff consistant à identifier les révoltés à des contre-révolutionnaires ne tient plus, Ghannouchi se retrouve effectivement à la place de Ben Ali, celle de celui qui doit dégager à son tour.

Du 5 au 11 février, fin de Moubarak

Dans plusieurs passages devenus célèbres de ses mémoires, le cardinal de Retz notait déjà il y a plus de trois siècles comment le « peuple », qui semble en temps normal ne compter pour rien aux yeux des gouvernants, doit être par eux considéré avec la plus grande prudence quand il a commencé de se mettre en mouvement et d’ambitionner leur perte. Le rôle central pris par la multitude dans le devenir de l’humanité a révélé depuis la pertinence quasi prophétique d’un pareil avertissement adressé à la légèreté du pouvoir quant au danger de la plèbe. Il retrouve une actualité particulière en février 2011 après que des décennies de négation de l’histoire ont persuadé à leur tour les figures contemporaines de la domination d’une thèse préalablement destinée aux pauvres, dont elle conditionnait la passivité, qui a consisté à les convaincre de leur éternelle impuissance à agir dans le monde avec la perspective de se rendre maîtres de leurs vies. Garantie par une représentation médiatique des faits basée sur ce postulat, l’idéologie dominante actuelle contient cet insolite paradoxe : quand, à la surprise générale, ce dont elle nie l’existence pour en empêcher l’apparition intervient avec une telle ampleur, plus personne, ni de ceux qui l’observent ni de ceux qui le combattent, ne semble désormais capable d’en mesurer les conséquences, d’en sonder la profondeur, et encore moins d’en distinguer le sens. De l’insurrection, dont le propre est de propager et de prolonger à un stade supérieur l’exceptionnel et l’extraordinaire de l’émeute, les gardiens du quotidien et de l’ordinaire en Égypte n’en savent pas plus que leurs homologues tunisiens. Deux semaines de soulèvement, inscrites dans un mouvement né un mois plus tôt, ont subitement fluidifié une insatisfaction généralisée, fait de cette négativité accumulée le fécond moteur d’une terrible accélération du temps dont aucun des repères et prévisions disponibles ne saurait dire les conséquences ni le terme. L’information dominante, qui prétend alors parler de ce qui a lieu au cœur de tels événements, n’officialise que la mince couche superficielle qui correspond à ce qu’elle peut s’expliquer dans les limites de sa vision traditionnelle, mais ce qui compte alors comme force agissante se tient sous cette mousse tiédasse du visible médiatique. Les dupes de l’abolition de l’histoire continuent ainsi à sous-estimer, parce qu’ils ne peuvent ni la voir ni la sentir et encore moins la comprendre, cette part officieuse de l’événement, le phénomène de mise en mouvement souterrain des esprits comme la potentialité ouverte par le bouleversement initial. Elle est alors ce qui opère décisivement dans cet étrange troisième acte de l’offensive d’Égypte après que l’essentiel semble s’être déjà joué lors des deux premiers.

Moment des plus singuliers dans l’histoire de la révolte moderne, la bataille de Tahrir en a pourtant donné quelques signaux, ceux-là visibles pour tous, en révélant d’abord une partie des inattendues ressources de la mobilisation, dont en premier lieu la détermination des insurgés à maintenir l’occupation face à un pareil assaut de plusieurs jours. A posteriori, il a fallu aux observateurs trouver des causes adéquates à cette opiniâtre résistance des occupants qui ont su tenir en échec la brutale opération de nettoyage, en accordant le rôle principal aux Frères musulmans dont la discipline, le nombre et la capacité d’organisation auraient été déterminants. Disons déjà que, si de fers de lance il était besoin, les ultras des clubs de foot locaux, hors du champ de l’information à ce moment mais probablement présents en nombre sur le terrain, ont pu tout aussi bien en faire office en mettant au service de la défense leur propre savoir-faire des combats de rue lors de leur participation désintéressée au milieu des autres anonymes. Il est certain surtout que ces derniers, qui tenaient la place depuis les violentes journées de janvier, y avaient déjà fait preuve d’un courage, d’une résolution et d’une pratique de la confrontation dont ils ont montré alors le profond enracinement. À l’inverse, le délitement de leurs adversaires directs, dont les effectifs ont rapidement plafonné, a mis au jour l’isolement d’un pouvoir qui a manœuvré sans succès sur l’étroite ligne de crête de la guerre civile en utilisant une sorte de réaction populaire, en partie orchestrée, pour lancer une ultime charge répressive, d’autant plus violente qu’elle pouvait se déployer ainsi masquée, et principalement menée par les flics en civil et les sbires des cadres du PND et des hommes d’affaires qui y sont liés. Le martèlement étatico-télévisé de la thèse du complot de l’étranger n’a pas suffi à entraîner une partie importante des pauvres du Caire et d’Alexandrie dans leur sillage. Le peu de crédit qu’il restait au régime aux yeux de l’information occidentale, et à ceux de l’opinion qu’elle fabrique, a fini de se dilapider avec le passage à tabac systématique et les rafles des journalistes étrangers, provoquant l’indignation sélective des leaders occidentaux devant ce sacrilège. Quoique quelques soldats ont pu faire mine de s’interposer entre les belligérants par moments, l’armée a quant à elle sciemment laissé faire les assaillants dits pro-Moubarak, leur facilitant même la tâche en empêchant par le mouvement de ses chars l’arrivée de renforts côté insurgés. Cela sans toutefois qu’elle s’implique directement dans la répression à cet endroit, n’en puisse être tenue pour responsable et s’en trouve de ce fait complètement discréditée, sans non plus qu’elle risque par conséquent l’éruption de profondes divisions en son sein et notamment la fraternisation de ses hommes de troupe avec les insurgés. Mais arrivée ainsi au comble de son hypocrite double jeu, l’hostilité et la critique à son égard commencent de se cristalliser dangereusement, quand notamment elle tente maintenant de disloquer les moyens de défense de la place, y entraînant au moins des échauffourées.(5)

Paradoxalement, une conséquence de l’assaut répressif et de son échec est d’avoir renforcé Tahrir en réactivant le conflit direct dans la rue, renforcement sur un mode défensif dont le résultat est aussi de la conforter dans les limites qui étaient les siennes. À l’issue de deux jours et deux nuits d’affrontements particulièrement intenses, appuyés du côté de la réaction par les tirs de snipers, la place est désormais un camp fortifié par les barricades − car la menace, quoique beaucoup moins massive, est encore dans les rues alentour −, organisé et constitué pour se battre, tenu par les irréductibles qui y ont poursuivi la guerre aux flics, provisoirement débarrassé des journalistes et de leur schéma middleclass, exalté par ses martyrs, et soulagé de son épuisement par la victoire. Face à cette citadelle affermie dans son engagement, l’État semble n’avoir plus d’autre alternative qu’une intervention directe de l’armée ou le sacrifice immédiat de Moubarak. La première option paraît avoir été écartée depuis le début, du moins au-delà des interventions périphériques de la police militaire dont on commence alors à entendre parler et qui semblent se produire depuis le 2. À l’issue de la décisive journée du 4 février, la seconde option se profile, notamment à travers la publicité donnée au « dialogue » entre l’État américain et Souleiman sur les moyens d’une transition qu’il dirigerait. Le 5, Moubarak est lâché à mots de moins en moins couverts par la plupart des dirigeants occidentaux tandis que le bureau exécutif du PND, dont Gamal, démissionne, après qu’El Adli, probablement encore aux commandes des opérations répressives jusqu’alors, aurait été arrêté dans la soirée de la veille. Cette sorte d’épuration graduelle montre toutefois que les gestionnaires égyptiens ne se résignent pas encore à l’ultime concession de peur de toutes les conséquences qu’elle implique pour leurs propres existences. Il s’agit du moins d’assurer une digne porte de sortie au raïs qui ne puisse être perçue comme le résultat de la volonté de la rue dont on parie désormais sur l’essoufflement en s’appuyant sur les plus dociles Frères musulmans remis en selle par leur supposée mainmise sur Tahrir. Car, et c’est là le pendant du renforcement seulement défensif de la place, l’indulgence initiale vis-à-vis du parasitage des islamistes s’y paye désormais par leur présence de plus en plus visible. Il n’est plus dès lors question que de la surface officielle de la situation décrivant une tentative de compromis entre un pouvoir qui se cherche des interlocuteurs à séduire et une coalition d’opposants, emmenée par la confrérie musulmane tout émoustillée d’être enfin reconnue et cooptée par l’État, qui officialise sa formation et dans la foulée rend publique l’acceptation d’un dialogue qu’elle avait si fermement feint de refuser les jours précédents. L’impression alors imposée par la relation médiatique de ces mesquines tractations, au cœur desquelles Tahrir encadrée alors par de nouveaux renforts militaires n’est plus qu’une monnaie d’échange, est celle de la résolution en coulisse de ce qui ne serait in fine qu’une crise temporaire en voie de normalisation. Inconséquente interprétation alors accentuée par les incessantes interventions diplomatiques états-uniennes, si inquiètes pour la conservation de l’État, qui ponctuent les dépêches d’agences de presse. Même si la négociation échoue en partie, la prise de langue a bien lieu et avec elle l’officialisation de représentants politiques de la protestation dont ils usurpent la parole en formulant à sa place les conditions de l’évacuation de la place, avec le départ de Moubarak, ainsi que de multiples revendications politiques, dont la dissolution du parlement où ils ne sont pas représentés et un gouvernement provisoire où ils espèrent bien l’être. Les promesses de réformes constitutionnelles et d’autres engagements du même ordre offrent alors la perspective d’un retour à la normale dans les rues qui commencerait déjà de se concrétiser avec la reprise du travail (grandement perturbé par le couvre-feu réduit d’une heure à partir du 7 et les coupures d’Internet désormais rallumé), la réouverture des entreprises, dont les banques – qui avaient donc été fermées –, et l’affaiblissement de la mobilisation transie par le froid et la pluie.

Mais cette représentation angélique néglige l’enseignement principal fourni par l’échec à évacuer Tahrir, qui a tenu dans l’incapacité à l’isoler, comme probablement le même type d’occupation à Alexandrie − sur laquelle on sait peu de choses −, en agrégeant davantage de pauvres dans la défense du régime. Ce dernier a saboté sa propre stratégie de division établie sur la prétendue alternative entre la « stabilité » et le « chaos », en engendrant effectivement ce dernier par la violence employée le 2 et le 3 février qui ne pouvait plus passer pour celle « légitime » dont serait censé user ordinairement l’État. Comme l’ont montré les manifestations du 4 à travers tout le pays, il n’y a pas d’armée de réserve pour Moubarak, pas plus que de grande province réactionnaire qui serait soumise à la propagande intensive des médias étatiques que seuls les facebookers des centres urbains seraient en mesure de contourner. La grande masse des passifs ou des retardataires, à laquelle chacun de ses discours télévisés s’adressait, n’a pas davantage bougé quand il s’est agi de le défendre et de le sauver. C’est bien cette partie immergée médiatiquement qui détient les clés de l’insurrection, la condition de sa progression. Cette catégorie majoritaire qui n’aurait aspiré jusque-là qu’au retour de la quiétude, après n’avoir fait qu’assister de loin à l’ouverture percée par d’autres, puis à la tapageuse « journée des chameaux », commence alors de basculer dans ce qui se dessine comme une unanimité contre le pouvoir sous toutes ses formes, contre le système dont Moubarak n’est que la personnification auquel tous devaient jusqu’alors s’identifier. Et dans ce basculement, ce dépassement progressif des divisions imposées, c’est maintenant aux jeunes acteurs de la révolte que les Égyptiens vont s’identifier, et leur « héroïsme » qui va être désormais salué. La reprise des émeutes en Tunisie l’a montré, l’insurrection et ses enjeux ne se réduisent pas à l’éjection du tyranneau de la tête de l’État, mais cette éjection signifie l’effondrement d’un ordre entier et du système coercitif qui le conditionne. Sans grands éclats encore, l’insoumission et la désobéissance se propagent ici aussi au reste de la société sans attendre l’échéance officielle de la chute. Sous la partie visible qui ne conserverait plus que quelques acteurs politiciens et qu’une occupation dont les jours semblent comptés, rien ne transparaît tout d’abord qui indiquerait une reprise de l’offensive. Le sabotage d’un gazoduc dans le Sinaï le 5 ne se prête pas à une interprétation évidente dans ce sens, semblant un moyen possible pour le régime d’affoler Israël et les États occidentaux devant les conséquences régionales de sa déstabilisation. Les affrontements armés qui se produisent dans cette même région les jours suivants en semblent des signes plus sûrs. Alors que déjà le 6, presque sans écho dans l’information, des manifestations ont à nouveau eu lieu dans les villes de province et que le 7 on en sache un peu plus à propos de ces combats dans le Sinaï avec la destruction d’un poste de police à coups de roquettes à Rafah, la généralisation de l’insoumission va commencer de se montrer lors de la journée du 8 février. Contredisant l’apparent essoufflement du mouvement et court-circuitant les négociations entre les récupérateurs et le pouvoir, il y a d’abord une grande mobilisation de plusieurs centaines de milliers de personnes − peut-être la plus importante, pour un jour de semaine au moins, depuis le début − au Caire à propos de laquelle il a fallu aux observateurs trouver des explications et s’arrêter à la plus symbolique. L’exceptionnelle participation à l’intitulé « day of Egypt’s love » devrait au passage la veille sur une chaîne de télévision privée d’un cyberdissident à l’issue de sa libération des geôles de la Sécurité (6) et à l’émotion qu’il aurait alors suscitée, et plus particulièrement à cette séquence durant laquelle les photos de plusieurs révoltés tués durant les journées insurrectionnelles ont défilé sur l’écran. Si de telles explications suffisaient, on pourrait y ajouter la révélation, survenant au même moment, de l’hallucinante fortune du clan Moubarak par plusieurs médias occidentaux. Une chose est sûre désormais, l’autorité du raïs n’agit plus. On verrait alors dans cette immense foule se mêler ceux qui hier encore le défendaient. Le plus significatif étant peut-être le retournement de veste de certains journalistes d’État, carpettes s’il en est, annonçant le changement progressif de ton qui se produira ensuite à leur antenne et dans leurs colonnes. Les rassemblements ne se limitent plus à la seule place Tahrir, mais s’étendent aux lieux du pouvoir, devant le ministère de l’Intérieur, le Conseil d’État, celui des ministres et le parlement, devant lequel s’installe un campement permanent qui empêchera le lendemain les députés du PND de pénétrer dans le bâtiment. S’ils n’évoquent encore que laconiquement la manifestation d’Alexandrie qui pourrait donner lieu à des « affrontements violents », les observateurs sont contraints de tourner leur regard au-delà de Tahrir et du centre du Caire pour mentionner alors le développement de grèves dans plusieurs secteurs, dont l’industrie, des arsenaux de Port-Saïd aux installations gazières d’El Fayyoum en passant par les usines textiles de Mahalla El-Kobra. En ce jour ouvrable, les occupants, grévistes de fait sans revendiquer cette appellation, sont rejoints par des milliers de manifestants cairotes qui ne sont donc pas plus à leurs postes, à leur tour ralliés par une multitude de gens qui refusent la reprise du travail ou décident seulement alors de l’interrompre pour prendre part activement à la situation exceptionnelle qui l’exige. Concomitante des révélations sur l’ampleur des déprédations au sommet de l’État, la désastreuse annonce faite la veille d’une augmentation des salaires des fonctionnaires ainsi que des retraites a eu l’effet inverse de celui recherché en créant un appel d’air bienvenu dans lequel s’engouffrent ceux qui en sont écartés et qui veulent en croquer, ou simplement ceux pour qui elle est désormais insuffisante. Avec son traditionnel retard, la lointaine province, préventivement soumise à une violente répression policière, entre maintenant en scène, et ce ne sont pas alors des indécis ou des opportunistes qui sortent benoîtement dans les rues pour l’amour de l’Égypte, mais les gueux, que l’onde de choc ne paraît mettre en action qu’à ce moment, qui les prennent. Il est fort probable que les exemples recensés ne soient qu’une partie seulement de ce qui se joue loin de la métropole et des yeux journalistiques où la Sécurité, quoique beaucoup plus active que dans la capitale, ne parvient plus à colmater les brèches. Dans la soirée, ses troupes tirent sur les manifestants avec lesquels elles s’affrontent à Kharga, oasis de Haute-Égypte. Elles font de même à Assiout, où elles tuent peut-être 8 protestataires parmi les 8 000 qui bloquent une voie ferrée et caillassent le gouverneur. À Kharga, l’émeute se confirme le lendemain avec 3 000 participants qui brûlent sept bâtiments officiels, dont deux commissariats, le tribunal et le siège du PND. Il y a entre 3 et 5 morts et plus de 100 blessés. À Ismaïlia, les habitants d’un bidonville incendient la voiture du gouverneur et saccagent le bâtiment gouvernemental. La même mise à sac est pratiquée ce même jour ou la veille par 5 000 chômeurs à Assouan. À Port-Saïd, où l’une des places centrales est occupée, 3 000 habitants de bidonvilles incendient le siège gouvernemental parmi d’autres bâtiments du pouvoir, dont celui de la Sécurité. Souleiman a eu beau agiter toutes les menaces possibles, de la loi martiale, de l’islamisme ou du coup d’État militaire, rien n’y fait désormais, et ce malgré la mise à contribution répressive des militaires. À cette série d’attaques des gouvernorats rappelant celle de Tunisie moins d’une semaine auparavant s’ajoutent la prolifération des grèves qui concernent maintenant tous les corps de métier et les rassemblements contestataires qu’elles occasionnent en de multiples lieux, comme les défections dans l’armée et les médias d’État. Alors le 10, après que la réunion exceptionnelle du Conseil suprême des forces armées qu’il est censé présider s’est tenue sans Moubarak, les généraux, effrayés par la paralysie de « l’économie », laissent entendre que la partie est jouée, en déclarant qu’ils sont du côté du peuple, dont « toutes les revendications seront satisfaites ». Quand, dans la soirée, la gueule de déterré du raïs prend place dans le poste, chacun s’attend alors à ce qu’il annonce son départ, dont l’imminence a également été suggérée par le secrétaire général du PND au cours de la journée. Au lieu de quoi, il s’enfonce plus que jamais dans le pathétique en assurant de son maintien au pouvoir, pouvoir auquel il renonce pourtant puisqu’il déclare le transférer d’ores et déjà à Souleiman qui radote à son tour la vieille rengaine sur la nécessité que tout s’arrête. Plus personne n’écoute ce duo isolé pour qui tout va effectivement s’arrêter, définitivement coupé du monde, conspué et humilié par les Égyptiens dans les rues. Le lendemain, dès les premières heures de la matinée, elles sont envahies par des dizaines de milliers d’entre eux, puis centaines de milliers au fil de la journée, sur Tahrir notamment et devant les sièges du pouvoir dont la radio-tv et le palais présidentiel. L’armée y fait un dernier essai en appelant à la reprise du travail, mais y est à son tour accueillie et interrompue par les huées. La même affluence gagne les villes de province, dont Suez où les insurgés auraient pris le contrôle de plusieurs bâtiments gouvernementaux, dont celles du Sinaï où, à la suite de Rafah la veille, c’est à El-Arish qu’on assaille le commissariat à coups de bombes incendiaires pour en libérer les détenus. Il pourrait y avoir 10 morts, dont plusieurs policiers. Quelques minutes après, Souleiman annonce la démission de Moubarak et la remise du pouvoir à l’armée qui se voit ainsi contrainte d’opérer son premier coup d’État et se trouve désormais en première ligne contre une insurrection qu’il s’agit d’abattre enfin avec le soutien de tous ses ennemis traditionnels pour conserver l’État.

Rédigé en 2015, révisé pour publication en 2020

 

 

1. Parole de manifestant : « The government is the reason this happened… They are the terrorists who attack us every day. »

2. Une dizaine de tués d’après Libération du 31 janvier.

3. Et jusqu’à Pékin avec le bannissement étatique du mot-clé « Égypte » des sites de microblogging chinois le lendemain.

4. « Prisonniers évadés. Dans l’après-midi, on a vu monter avenue Kasr el-Eini une petite centaine d’hommes, au regard vitreux, cicatrices au visage, pour certains équipés de tuyaux de fer. Depuis deux jours, les Cairotes ne parlent que de ces détenus qui se seraient échappés des prisons. Et des forces sécuritaires ont confirmé l’information, disant qu’un millier se seraient évadés de la prison de Wadi Natroun, plantée dans le désert, entre Le Caire et Alexandrie. Des islamistes, a-t-on précisé. Mahmoud lève les yeux, exaspéré. “Qui peut y croire ? Je les déteste, mais c’est trop facile d’en faire les boucs émissaires du chaos.” »

5.Une seule source (League of India) mentionne 1 mort.

6. Wael Ghonim, cadre chez Google, ayant depuis l’étranger animé à partir de juin 2010 une page Facebook de dénonciation des violences policières à la suite du meurtre de Khaled Saïd à Alexandrie. Revenu en Égypte le 23 janvier, il est arrêté le 27.

 

Hiver 2011, le commencement d'une époque