Il revient aujourd’hui aux grands mouvements de révolte le privilège de mettre au jour pour ce qu’ils sont les résultats arbitraires de la pensée non débattue, de ce produit du travail mort de l’aliénation. Parmi ce qui échappe ainsi à l’humanité pour s’enkyster en monstruosité durable, la division de la totalité trahit cette cristallisation des hypothèses de travail dont le mouvement de vérification s’est figé en certitude pérenne. La représentation de la totalité qu’on appelle le monde est l’objet d’une telle segmentation dont la nature provisoire et artificielle, commune à tout ce qui existe, n’apparaît plus comme telle. De l’innocente objectivité de la classification géographique renvoyant aux particularités des climats et des latitudes jusqu’à la diversité des mœurs et des langages forgés au cours des siècles, la conscience contemplative recueille paisiblement un être-là sûr et stable qui semble à l’abri du doute, des signifiants et signifiés à l’abri du concept. Que la vérité d’un pays, d’une nation, d’un État s’établisse sur de telles conditions naturelles et culturelles ne soulève guère d’objections supplémentaires, quoiqu’il faille à ce stade une police et une armée pour soutenir concrètement de telles élaborations de la pensée. La mosaïque étatique recouvrant la totalité du planisphère suppose chaque État comme une unité fondamentale, proche en cela de l’atome des physiciens, dont la contestation éventuelle ne doit produire en dernière instance qu’une division supplémentaire obéissant au même principe. Toute unité supérieure est ainsi fondée sur cette unité principielle prétendument correspondante à celle d’un peuple, à un collectif d’humains regroupés dans le périmètre d’un territoire sous une identité définie par le plus arbitraire des hasards qu’est la naissance. Ce cadre, établi par la contre-révolution française et sa notion d’État-nation, a traversé les siècles, pour laisser vaines jusqu’ici les prétentions d’une autre perspective unitaire telles qu’elles se sont régulièrement manifestées ensuite sous le terme antinomique d’internationalisme. L’État moderne contient l’antinomie comme sa nature, une contradiction qui ne supporte pas de résolution autre que sa suppression. La différence de chaque unité étatique avec les autres conditionne l’hégémonie étatique mondiale qui est immédiatement le démenti de leur différence, de leur singularité respective ; l’identité à l’intérieur de chaque unité étatique est contredite par ses divisions internes qui peuvent à leur tour prétendre à la même différence, à la même singularité. La frontière, qui marquait à ses origines un en-dehors de l’État au-delà de ses confins, la délimitation mouvante séparant la société sédentaire du nomadisme tribal, établit désormais un intérieur et un extérieur de nature analogue. La stabilisation des lignes de front façonnées dans les guerres, mais naturalisées par l’idéologie nationaliste, a installé comme une apparente réalité l’herméticité de la limite étatique partageant l’espace en d’illusoires propriétés. Dans le monde effectivement unifié par la marchandise, c’est-à-dire par un rapport social universel tel qu’il dissout différences et identités, le principe de différenciation et d’identification au fondement de l’État comme unité, et comme multiplicité des unités indépendantes, devient toujours plus visiblement ce qu’il est essentiellement, une idée fausse, une mystification. Police et armée sont les moyens concrets par lesquels les idées fausses sur le monde, reliquats d’un passé momifié, sont maintenues à l’abri de leur vérification pratique.
Comme interruption du débat sur le but de la révolution, stase et inachèvement, la contre-révolution ne produit que des résultats intrinsèquement contradictoires qu’il faut ainsi défendre par la force. L’État moderne est un de ces rejetons bâtards, le compromis provisoire entre une structure hiérarchique héritée du passé, dans laquelle le corps social s’incarne dans le chef, et l’idéal d’une communauté universelle exigée par l’intervention des pauvres dans l’histoire. À partir de son improbable transfert du sommet vers la base, l’idée de souveraineté concentre en elle ce travestissement du moyen de l’appropriation privative de la pensée collective basée sur les liens de subordination traditionnels en représentation supposée d’une « volonté générale » émanant d’une entité totalisante des individus placés formellement sur un pied d’égalité. De cette hypothétique et illusoire réponse à l’aliénation galopante, résultat de caprices historiques à l’issue desquels il fait encore pourtant largement consensus comme une fatalité, ressort l’incohérence fondamentale de l’État, dans la représentation intemporelle d’un sujet collectif dont la réalité est postulée et dans la division inaltérable du genre humain en fragments nationaux.
La contradiction que l’on pourrait dire interne de l’État tient en particulier à ce qu’il prétend unir sous la dénomination de peuple, et son florilège de mythes nationaux faisandés, des individus et groupes dans les faits maintenus séparés. En pratique, l’État moderne est la forme d’organisation de la société dont la médiation entre tous ses membres, les « individus » dotés chacun d’une « vie privée », s’est autonomisée sous la figure de l’argent, ce lien qui les sépare. La domination des moyens d’unification abstraite que sont l’État, la marchandise et l’information dominante repose sur cette séparation sociale qui se décline via ces médiations en séparations du pouvoir, des gens entre eux, de la parole ; en scission du public et de ce qui est public, de ce qui a lieu pour chacun et de ce qui apparaît pour tous. Le principe contradictoire qui rassemble la masse atomisée, le bétail humain, ou des catégories archaïques ne se maintient qu’à cette condition, que le public, le « peuple » donc, et ce qui est public ne coïncident pas, que ce qui a lieu pour chacun et ce qui apparaît pour tous ne se confondent pas. L’enjeu des insurrections de Tunisie et d’Égypte, et plus largement du mouvement qu’elles amorcent, réside alors dans l’abolition de la séparation, l’affranchissement d’intermédiaires détenant le monopole de la publicité et dans la vérification pratique des unités abstraites, celle d’État et celle de peuple, sur laquelle la première se fonde. Dans le sens de la rencontre tel qu’il se dessine alors, le slogan « El Chaab Yourid Isqat Al Nizam » (« Le peuple veut la chute du régime ») doit être pris littéralement, essentiellement : la réalisation du peuple est indissociable de la disparition du régime. Il faut d’ailleurs réviser cette traduction hâtive et comprendre, comme cela a parfois été évoqué, le nizam du slogan comme un ordre et un système plutôt qu’un régime tel que ce dernier terme renverrait seulement à une incarnation ou une forme particulières de gouvernement, et faire ainsi remonter ses origines étymologiques turques au règne de l’Empire ottoman durant des siècles sur ces régions aujourd’hui divisées en États-nation. Le système ainsi désigné simultanément dans plusieurs de ces États ne se limite pas aux frontières étatiques, pas davantage que le peuple qui vise sa disparition. De même, comme cela se manifeste avec une grande ostentation dans les rues de Tunis et du Caire, ce n’est pas le pouvoir d’État qui est convoité, suivant ce que serait prétendument le but des révolutions tel que le coup d’État des bolcheviks en octobre 1917 avait permis d’imposer pour longtemps cette piteuse contrefaçon. Et il n’y a pas davantage de représentants politiques, d’individus qui ne soient pas immédiatement ses ennemis, en mesure ici de se porter à la tête du peuple en actes à partir d’une idéologie et un programme préétablis pour reconduire l’État.
Le fameux « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », « l’autodétermination », vecteur au cours du siècle dernier de l’étatisation du monde comme projet falsifié d’émancipation, notamment de l’occupation coloniale, et en particulier de ces États « arabes », est pris au mot pour être porté contre le pouvoir séparé, incarné par ses avatars interchangeables, et pour ce faire doit en passer par la critique des séparations qui l’autorisent. Le peuple, ramené à cette entité active et minoritaire relativement à la population, n’a de consistance que dans cet élan de suppression de l’État, dans ce processus de réalisation. Là où l’État règne, il n’y a pas de peuple, là où il y a du peuple l’État commence de n’être plus, quand un État vacille, c’est l’unité étatique mondiale qui est en jeu. État et peuple apparaissent comme antagonistes, inconciliables, comme deux abstractions de nature essentiellement différente, une hypostase qui interdit l’accomplissement du genre humain, une hypothèse pour son projet. En gagnant cette détermination historique, le peuple n’est plus un sujet déjà là de l’histoire, ce support passif à toutes les démagogies, cet alibi de l’État, mais devient, avec une telle redéfinition de l’unité et de la division affranchie du principe étatique, une proposition en actes. L’unité et la division ne s’y définissent plus par le constat objectif, legs du passé, mais par le but, le projet, la part active contenue ici dans la volonté formulée du slogan. L’histoire est une progression vers l’origine. En se retrouvant à un stade toujours plus avancé de l’aliénation, l’humanité se découvre de nouveaux préalables dans la suppression des présupposés et la réfutation des évidences qui semblaient les mieux établies. La rencontre insurrectionnelle, comme pratique commune de la publicité inséparable de l’effondrement de l’État, est une étape de ce processus.
Le « monde arabe » qui jalonne les articles de l’information à la suite des déflagrations de Tunisie et d’Égypte n’est ni un monde ni arabe. Il apparaît plutôt comme un moyen de circonscrire la contagion à cet espace-là seulement défini a priori par la communauté linguistique et par les vestiges du panarabisme, tels qu’ils ne persistent plus que dans l’organisation interétatique nommée Ligue arabe. Il figure surtout alors un type de gestion dit autoritaire commun à l’ensemble de ces États et censé expliquer les raisons de l’incendie en cours pour le tenir notamment à bonne distance de ceux dits démocratiques ou modernes. C’est la vision superficielle, parcellaire et partisane de l’information qui définit ainsi les limites des soulèvements en isolant artificiellement le lieu de leur survenue du cours général de l’histoire, des indiscutables interdépendances planétaires, de l’universalisme de l’échange marchand, et en masquant les relations mondiales entre tous les États et la solidarité de l’ensemble de leurs dirigeants. Tous les chefs d’État attaqués en 2011 par les insurgés sont des alliés, pour ne pas dire les vassaux, de leurs homologues occidentaux, par la politique libérale qu’ils imposent comme par le rempart qu’ils représenteraient face à l’islamisme, et plus officieusement comme garde-chiourme de « leur » peuple, lequel doit subir son rôle dans le monde sous la férule permanente, sous le contrôle de ces mamelouks-là. Chômage de masse, corruption systémique, concentration du pouvoir entre les mains d’un clan, répression disproportionnée, entrave de la liberté d’expression forment dans la représentation médiatique les éléments explicatifs visibles et distinctifs des raisons de la révolte, et dessineraient par conséquent ses objectifs, moins de corruption et de chômage, partage du pouvoir, répression raisonnable, liberté d’expression non entravée. Mais il n’y a qu’un monde et il est soumis dans sa totalité à ce qui produit de telles misères dont les manifestations ne se différencient suivant les multiples enclos étatiques que par degrés, quantitativement, un peu plus ici, un peu moins là. Il n’y a de chômage, de corruption, de moyen coercitif ad hoc que relativement au monde, qu’à cet ensemble organique dont les parties ne se comprennent que du point de vue de la totalité à laquelle elles appartiennent. Aucune des prétendues caractéristiques de ce « monde arabe » n’existe indépendamment de ce qui se passe ailleurs. Elles lui sont bien plutôt consubstantielles, indispensables à l’équilibre du tout, à l’empire des médiations autonomisées, au nizam général. On sait bien comment et pourquoi, au mépris des évidences, l’unité organique du monde comme l’unicité de l’histoire doivent être refoulées et niées par tous les réformismes. En attaquant, avec la radicalité qui est la leur, ces conditions prétendument particulières, les insurgés dits arabes critiquent leurs racines essentielles, ce qui concerne le monde, non plus suivant une question de degrés, mais suivant sa qualité. Et c’est la critique unitaire, si insupportable à tous les réformismes, des médiations qui dominent partout, dans le pillage, l’éradication de la police, l’attaque des prisons, l’épuration des représentants et le refus de la représentation, l’occupation de l’espace public. La mise en avant de la défaillance démocratique particulière à ces régimes fait simplement office de cordon sanitaire, de mise à distance, à l’adresse des spectateurs au-delà des frontières. Quand ils devraient envier cette avant-garde de l’humanité qui se bat contre leur réciproque pauvreté, pour la richesse commune, tous les commentateurs médiatiques leur suggèrent au contraire de plaindre ces « Arabes » si attardés sur le chemin de la « modernisation », dont ces derniers seraient pour leur part si envieux. Il s’agit d’appuyer le mensonge sur la démocratie des deux côtés. Pour célébrer, là où elle n’est pas, la bonne démocratie parlementaire, multipartite, représentative, et taire ainsi, là où elle est, son usurpation immanente, sa flagrante injustice, l’absence de souveraineté populaire, la défiance généralisée vis-à-vis des informateurs et des partis politiques. Ne pas laisser paraître, au mépris du vécu quotidien des pauvres, qu’il ne s’agit ici aussi, à propos des formes de la domination, des modalités d’encadrement et de consentement, que d’une simple question de degrés, de quantité, un peu plus ici, un peu moins là. Pointer du doigt les mauvaises dictatures tout à coup découvertes comme des anomalies, dans leur supposée altérité de nature, dans leur apparente extériorité, dictatures où pourtant le citoyen démocrate occidental passe ses pauvres vacances, où est puisé le pétrole qui le mène au travail, où ses habits bon marché sont confectionnés. Le rôle actif et primordial de l’information dominante pour le parti de la conservation est de taire la dimension unitaire de la critique, tout en imposant cette fausse alternative, modernisation « démocratique » à l’occidentale ou archaïsme traditionnel du « monde arabe », quand ces prétendues options ne valent que par leur complémentarité. À l’intérieur de ce cadre arrimé au passé, le combat des insurgés pour l’avenir n’est représenté comme une menace effective qu’à propos de la « déstabilisation » qu’il pourrait entraîner. Il ne fait rien au monde, immobile et immuable, sinon rejoindre sa perfection déjà présente ailleurs ou faire sombrer des populations « défavorisées » dans des conditions pires que celles qu’elles connaissent déjà. La perspective progressiste de l’information dominante traditionnelle ne concède aucun autre devenir mondial souhaitable et possible que celui d’une expansion de la middleclass, un meilleur des mondes érigé à partir d’un exemplaire déjà présent dans son centre d’émission comme modèle de satisfaction. Ce modèle, héritage du bloc libéral de l’ancienne division spectaculaire, est aujourd’hui adapté suivant les lieux au découpage civilisationnel en vigueur depuis la deuxième séquence de la révolution iranienne et renvoyant chaque zone du monde à un vieux fond culturel ancestral principalement déterminé par la religion locale rénovée pour ce faire. Hors de la sphère occidentale, la plupart des gestionnaires ont su marier depuis, pour ne plus paraître les valets et imitateurs de l’Occident, leur application du capitalisme le plus moderne à l’entretien d’un socle identitaire régional. « Monde arabe » est un des îlots de cet archipel géopolitique isolant en apparence des espaces culturellement homogènes en zones étanches basées sur le voisinage civilisationnel qui ne figure pas tant un « choc » entre chacun de ces espaces qu’une cohabitation dans une « pluralité des mondes », une multipolarité synonyme d’abolition de l’histoire. La concurrence marchande entre États s’est trouvé cet opportun paravent à l’uniformisation mondiale du temps et de l’espace pour substituer à la communauté des conditions de vie qu’elle rend si visible les singularités et altérités factices nécessaires à sa marche forcée. C’est in fine le modèle du réseau si cher à l’époque qui s’applique comme perte de la totalité et garantie de la séparation. La relocalisation frileuse de la domination dans un grand méchant monde qui n’a jamais été aussi unifié fait office de palliatif à l’absence de projet global rendu même impensable par cette fragmentation idéologique imposant un réconfortant mais chimérique chacun chez soi. Dans cette partition conditionnée aussi par les besoins particuliers de la marchandise définissant la spécialité de chaque zone, ce que véhiculait jusque-là la notion de « monde arabe » en tant que cloisonnement identitaire, c’est l’incapacité postulée comme naturelle de ces populations-là d’accéder à une quelconque émancipation, la nécessité par conséquent d’un pouvoir autoritaire et paternaliste seul à même de prévenir l’anomie sociale.
Derrière l’abjecte et fallacieuse division ethnique (1) suggérée ou les stéréotypes surannés d’un ailleurs exotique, un donné commun semble bien distinguer cette zone dite arabo-musulmane à même d’en expliquer la propagation effrénée de la révolte, comme la forme qu’elle prend, ses contours et son atmosphère. Il faut que ces insurgés-là, séparés par les frontières, se reconnaissent, et ils le font dans ce cadre-là. Mais tout ce qui se produit alors contredit surtout un tel donné, dans le télescopage d’effectives références au passé et de pratiques, aspirations et socialités profondément nouvelles surgies de la rupture, de la discontinuité qu’elle signifie. C’est d’abord un contexte qui est partagé au niveau régional et montre en effet une grande homogénéité. Des vieillards, installés depuis plusieurs décennies et oublieux du danger populaire, gouvernent par un verrouillage archaïque des populations particulièrement jeunes. Aucune opposition politique ne représente d'option alternative, sinon celle peu enviable de l’islam politique, figurant, c’est selon, rigueur probe ou danger rétrograde. Aux conditions de vie, à la fois si misérables et si modernes, d’une jeunesse sans marge de manœuvre, et dont les aînés ont échoué, collaboré, ou se sont soumis, s’ajoutent l’impunité de la police et l’injustice systématique. L’absence de contrepartie à l’insatisfaction et la longévité du décor politique ont éloigné toute perspective d’avenir, tout espoir de changement même formel. L’effondrement soudain de cette permanence, cet horizon bouché, cette fixité aux airs de fatalité, fait sauter un verrou qui autorise les plus grandes ambitions, dans le fameux passage du rien au tout où le changement formel ne suffit plus. Toutes les vaines promesses de réforme formulées alors par les vieillards au pouvoir pour prévenir la révolte sur leur sol ne parviennent qu’à l’encourager par l’aveu de leur peur et la reconnaissance de leur identité complice. C’est ensuite une ambiance qui traverse les frontières et alimente le sentiment d’appartenance à un devenir commun. Cet élément difficilement saisissable, qu’on goûte encore parfois dans le voyage, que les expatriés décrivent dans le mal du pays, qui mêle les caractéristiques sensibles d’un lieu, d’une région, et toutes les manières d’y vivre ensemble. Ce qu’il est convenu de nommer culture, suivant l’acception civilisationnelle du terme. La qualité possible de ces particularités, si évanescentes pour chacun, mais figées en identités closes par les conservateurs de tous bords, tient dans ce moment à leur détournement, à ce que l’on invente à partir de ce commun pour l’inscrire dans un sens supérieur, pour lui rendre sa fluidité dans le moment de l’histoire vécue. On ne passe pas à autre chose dans l’éradication totale, immédiate, malgré la spontanéité apparente de l’émeute généralisée et même si tout ce qui est là paraît n’appartenir qu’à l’ennemi, les mots, les codes et notions disponibles, les liens sociaux et les habitudes instituées, dont on revisite alors les fondements, dont on réinvente la mémoire. Aux références culturelles dites « arabes » s’ajoutent celles entrelacées de l’islam. Le vieux monothéisme, quoique adapté jusqu’à la plus grotesque incohérence à la société moderne, c’est-à-dire marchande, charrie les valeurs les plus archaïques et les plus conservatrices, c’est un poids du passé, une fixation du croire, et d’une croyance particulière en l’infini, la soumission à un ordre, l’imposition d’une morale et d’un puritanisme particulièrement hypocrites. Mais ce n’est là qu’un cadre sociétal, un décorum, complément adéquat d’ordinaire au consensus moutonnier et à l’acceptation soumise, dont les éléments sont alors subvertis, détournés, pour ce qui peut faire l’affaire, vers d’autres usages. Nulle part les autorités religieuses n’ont de rôle véritable dans ce qui advient. La menace de la fitna, antique notion associant la révolte au désordre et à la division, à l’intérieur de l’oumma, qui facilite probablement le sentiment communautaire des insurgés au-delà des frontières, n’empêche pas le conflit social, pas plus que la condamnation du suicide n’empêche les immolations. Le rapport si particulier à la mort devient au contraire une source de courage et d’abnégation dans la glorification du sacrifice, la participation qu’impose la célébration des martyrs aux vivants. La prière collective des vendredis se change en occasion d’une communion véritable, le rituel y étant transcendé pour une jonction populaire d’où transparaît une évidente sensualité, dans la proximité des corps, dans les intenses émotions partagées pendant et après l’émeute, moments privilégiés si propices au sentiment amoureux dont on peut sans peine imaginer ses multiples éclosions sur l’avenue Bourguiba et sur Tahrir, comme on imagine aussi aisément l’indignation provoquée chez les pudibonds récupérateurs religieux. Dans ce brusque mouvement feuerbachien, la ferveur revient de son aliénation pour l’expérience d’une spiritualité proprement humaine, fait retour de sa religiosité sans verser dans le matérialisme crasseux. Et cet entremêlement euphorique, par la grande dignité qui s’y manifeste, ne se distingue pas moins du défoulement autorisé en Occident. La séparation entre les individus, quoique présente là comme ailleurs, y est moindre, le tissu social plus dense, le chacun pour soi moins marqué que dans le repère mondial de la pseudo-modernité. Rien n’est plus étranger aux religieux de toutes confessions, jusqu’aux économistes, que le jeu de la rue, sans autre programme alors que celui qui s’établit au fur et à mesure de son déploiement : chasser la police, se donner sa propre visibilité, ses propres règles, écrouler un système autonomisé. Rien ne leur est plus étranger tant qu’on joue, dans les grands éclats de rire et les passions railleuses qui renvoient le sacré à sa poussière, la dévotion à son réduit moisi, la croyance figée à son asphyxie. Mais, dans ce premier moment d’autodétermination du peuple, c’est encore une oscillation entre le passé et l’avenir, le temps d’un passage. S’il n’y a pas de nouveauté ex nihilo, tout ce qui est conservé menace toujours de se dresser comme obstacle, comme coagulateur du mouvement dès que la critique baisse la garde, dès que le négatif s’absente, que l’invention s’interrompt. Le plus grand des défis du parti de l’avenir, qui le définit, en fait à la fois la force et la faiblesse, est de laisser toujours la place à l’inconnu, à la recherche collective, quand l’ensemble de ses ennemis travaillent à y substituer les poussiéreuses accumulations du passé, leurs ineptes certitudes, leurs solipsistes recettes. Parmi ces vestiges, les liens d’appartenance préexistants sont, paradoxalement puisqu’ils assurent aussi pour une part l’ampleur de la mobilisation, ce qui draine encore les valeurs conservatrices sclérosantes dont le respect pour la famille et sa sphère étendue, du paternalisme aux tribus, le peuple défini par la naissance comme rempart illusoire à la dislocation de tous les liens par la marchandise. Dans la séquence qui s’ouvre alors, la concomitance exceptionnelle des événements négatifs sur plusieurs territoires et leurs actions réciproques empêchent la reconstitution pérenne sur chacun d’entre eux des catégories d’un passé national qui leur seraient particulières, comme elle n’autorise plus dès lors la représentation figée d’un peuple « arabe » soumis et résigné ou fondamentalement conservateur. L’effet d’entraînement à partir d’une extrême minorité de révoltés n’agit plus seulement dans le cadre national, mais s’exporte au gré de l’esprit chez tous ceux qui s’y reconnaissent pour démentir un tel cadre et les rivalités qu’il entretenait jusque-là entre « les peuples » suivant la pseudo-identité particulière à chacun d’entre eux.
La chute de Moubarak ouvre une deuxième phase de propagation mimétique de la révolte, encouragée et engendrée par le mouvement égyptien et son déroulement, ses pratiques, ses « jours de colère », ses slogans, ses premières victoires hautement exemplaires, son point de fixation sur une place et la désirable jouissance publique qui s’y est manifestée. La véritable unité transnationale et subjective va ainsi se montrer de manière éclatante, dans une grande concordance des gestes, pratiques, formulations et exigences, en dépassant ainsi les frontières étatiques, mais sous une forme qui, à l’intérieur de chacune d’entre elles, vise une première unité, celle qui doit se constituer, encore sous les oripeaux nationaux, contre le régime local, désigné publiquement comme une force d’occupation étrangère au peuple. Et l’unité qui s’ébauche ainsi le fait en premier lieu à partir des villes, où Benghazi rejoint Kasserine, où Aden rejoint Suez, à ce niveau de la première détermination possible du peuple, à l’échelle de sa formation initiale qui ne recoupe pas d’abord l’échelle nationale de l’État. Cette phase de zénith, correspondante au niveau maximal de contagion, se manifeste ainsi dans l’extension du besoin de rencontre, la prise de l’espace public et dans l’affirmation de la confrontation frontale avec l’État. Ces résonances se produisent, simultanément et comme en parallèle, sur plusieurs territoires délimités par l’arbitraire étatique au moyen d’une unité nationale proclamée, mais divisés en d’innombrables strates, identités et fractions. Ce sont pour leur majorité d’ex-États colonisés relevant d’un découpage territorial et d’un amalgame identitaire dont l’arbitraire apparaît d’autant plus qu’ils sont récents, et pour cette raison l’entité étatique y est plus particulièrement relative et fragile. La critique des divisions qui y sont imposées laisse la place à une division unique entre peuple en actes et régime, entre révoltés et partisans de la conservation, qui peut s’observer dans chaque foyer insurgé où s’esquisse inévitablement la forme de la guerre civile. L’angélique vision d’une mobilisation unanime et pacifique à l’intérieur de chaque État, et bornée par chaque État, telle que la rêvent journalistes et cyberdissidents, relève du fantasme progressiste jusque-là seulement rendu crédible par la falsification a posteriori des insurrections tunisiennes et égyptiennes, la dépossession de leurs acteurs initiaux noyés dans la masse contrainte de les rejoindre pour un apparent consensus de la majorité. À l’intérieur de l’extension du conflit social, qui va culminer à la fin du mois de février dans une prodigieuse simultanéité, la fulgurante insurrection libyenne surgit entre les foyers tunisien et égyptien, tandis que des mouvements plus lents s’amplifient progressivement pour dans le même temps s’approfondir dans la péninsule arabique. Mais de l’ensemble insurrectionnel qui s’étend ainsi, la Tunisie et l’Égypte, parce que la critique s’y est là portée le plus loin, restent le cœur alimentant et vitalisant l’ensemble de ces organes qui apparaissent surtout encore comme des répercussions. Dans ce centre de gravité, les insurgés s’y montrent de nouveau à l’œuvre pour contredire et combattre les tentatives de neutralisation de leur élan premier. Là, où la police s’est effondrée, et pour chaque État désormais concerné, l’armée révèle sa fonction véritable, celle d’ultime recours, à la fois comme rempart répressif légitimé par le chantage au chaos et comme dernière forme étatique apte à représenter le peuple suivant sa définition et ses limites nationales, celui passif du troupeau des spectateurs. La ligne de partage qui apparaît alors n’oppose plus seulement régimes locaux et insurgés, mais place face à ceux-là tous les apôtres de la transition étatique suivant ce dénouement que tente d’imposer l’information comme interruption de la rencontre populaire et du débat qu’elle appelle.
Partie rédigée en avril 2021
1. Elle élude non seulement l'extension à des États non majoritairement arabes, comme l'Iran par exemple, voire sans identité arabe comme en particulier le Burkina Faso à la fin du mois de février, mais aussi la variété dans la composition des populations des États où les « Arabes » sont majoritaires, la dizaine de millions de berbères d'Algérie, les 600 000 berbères libyens, les millions de Kurdes d'Irak et de Syrie.