avenir d'une offensive

Insurrection en Tunisie

Du 18 au 26 décembre 2010 dans le gouvernorat de Sidi Bouzid

Du début de l’insurrection tunisienne, le premier spectateur venu connaît l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohammed Bouazizi, beaucoup moins les jours d’affrontements entre émeutiers et flics auxquels elle a servi de déclencheur. La simplification médiatique n’a gardé que l’aveuglant symbole, sans se soucier de reconstituer les actes qui ont fait sauter le verrou bénaliste et sans se préoccuper de ceux de leurs auteurs qui ont livré bataille les premiers, sinon comme victimes. Il faut dire que cette première émeute éclate dans une obscure région de l’intérieur du pays, loin de la partie émergée de l’iceberg dont l’autocratie tunisienne a fait sa vitrine exclusive : côte touristique et pseudo-prospérité tunisoise. Comme l’important verrouillage sécuritaire a dissuadé toute présence journalistique qui ne serait pas inféodée au pouvoir, les informations délivrées par quelques témoins sur place et relayées par les agences de presse sont maigres. Les informateurs dominants, contraints ensuite de considérer en l’approuvant une situation insurrectionnelle, ont pris soin d’en livrer a posteriori la seule image qu’ils s’en font : inoffensive et pacifique, entre velours et jasmin. Mais quand les premiers affrontements surviennent à Sidi Bouzid et que la révolte est encore loin de Carthage, c’est bien l’indifférence qui règne. Qu’est-ce qu’une émeute, sinon la confirmation par le détail du dérèglement général du monde qu’ils espèrent pouvoir continuer à relater indéfiniment ? Et que sont ces gueux dont l’invisibilité et la mise à l’écart autorisent et conditionnent leur existence d’intermédiaires séparés ? Les journalistes traditionnels sont toujours arrivés après la bataille lors des insurrections « arabes », pas seulement du fait du contrôle étatique de l’information dans la plupart des États concernés, mais parce qu’ils étaient incapables d’y voir le sujet agissant. Ils ne seront pas les seuls surpris. Les journées de décembre dans le centre de la Tunisie sont déjà emblématiques du mouvement insurrectionnel sur lequel elles débouchent : des centaines puis des milliers d’anonymes, maintenus habituellement hors de toute visibilité, passent à l’offensive, et les préposés à la représentation n’y voient donc rien.

Des quatre ou six jours d’affrontements à Sidi Bouzid, on accède ainsi à peu de détails, qui concernent surtout le premier, au cours duquel on comprend déjà qu’ils s’étendent à plusieurs quartiers et que des magasins sont attaqués. La colère d’abord particulière à la famille de Bouazizi le 17, qui se rassemble avec quelques dizaines de personnes devant le bâtiment du gouvernorat, se généralise dès le 18 bien au-delà de la conséquence tragique d’une habituelle humiliation. Deux motifs entremêlés se dégagent, ce qu’à quelques kilomètres de là, chez le voisin algérien, on nomme hogra depuis des décennies pour désigner l’invariable mépris du pouvoir pour ceux qu’il encadre, et ce sur quoi vont dans un premier temps gloser tous les commentateurs tant qu’ils pourront encore s’accrocher à leur marotte économiste : le chômage. Sans travail, systématiquement présenté comme diplômé bien qu’ayant arrêté sa scolarité en terminale, Bouazizi était contraint de vendre quelques fruits et légumes à la sauvette pour assurer sa survie et probablement celle de sa famille, expédient qu’il s’est vu une nouvelle fois empêché de pratiquer par la police. L’unanimité prend forme autour d’une situation courante, vécue par un grand nombre de Tunisiens, particulièrement dans ces territoires laissés à l’abandon du centre, mais les actes portent déjà au-delà de ces slogans et revendications pour l’emploi rapidement donnés en pâture aux journalistes par quelques syndicalistes et militants. En ce jour de marché hebdomadaire, les centaines de jeunes qui ont rejoint le rassemblement devant la préfecture tentent d’en forcer l’entrée et répondent aux tirs de lacrymogènes et aux coups de matraque en caillassant le bâtiment. Malgré l’arrivée de nombreux renforts policiers dès le 19, les affrontements vont au moins continuer jusque dans la matinée du mardi 21 décembre, s’étendant encore à d’autres secteurs de la ville, et s’accompagner notamment de l’attaque du siège local du RCD, le parti au pouvoir. Le jour, les moins jeunes défilent, d’autres acteurs plus sauvages dédient la nuit aux combats de rue que la multiplication des arrestations ne parvient qu’à envenimer davantage.

Le bouclage de la ville n’empêche pas les premières manifestations de soutien dans quelques petites localités alentour, mais la contagion paraît encore improbable. La stratégie policière consistant à mettre Sidi Bouzid sous l’éteignoir ne suffit pas pour autant à reprendre la rue aux révoltés, semblant plutôt en avoir multiplié le nombre. Le 22, alors qu’on y manifeste encore, un autre chômeur s’y suicide, en s’accrochant à une ligne électrique, formant ainsi la suite d’une série de gestes du même type qui vont rythmer la progression du mouvement tunisien. Alors qu’État, en dépêchant un ministre le lendemain, et médias, en martelant ce prétexte, tentent de circonscrire ce qui a lieu à une protestation contre le chômage, absurdement érigé par ces charlatans en cause fondamentale de la misère, ce premier mort dénonce à nouveau l’impasse ressentie par la majorité sur place, par ceux « qui sont déjà morts », prêts à faire montre de l’irréductibilité de leur passage à l’acte. Le 23, d’autres s’y reconnaissent. Là où l’on défilait par solidarité, les manifestations se changent, dès ce jour apparemment, en affrontements vengeurs contre la police et en attaques de bâtiments officiels, la mairie et le siège du RCD à Meknassy, le bâtiment de la délégation (1) incendiée au cocktail Molotov à Menzel Bouzaiane. Dans cette bourgade qui ne compte que 7 000 habitants, ils seraient 2 000 à prendre la rue le lendemain pour, au fil de leur progression, assaillir le bâtiment des forces de sécurité. Débordées par cette première émeute majeure, les troupes de la garde nationale (2), chargées du maintien de l’ordre dans ces zones rurales, se réfugieraient dans la mosquée, tandis qu’on brûle plusieurs de leurs véhicules, leur siège pillé préalablement, celui du RCD et le train d’une voie ferrée qui a déjà subi une attaque en règle un mois plus tôt – signe avant-coureur le plus récent porté à notre connaissance. Les tirs répressifs à balles réelles tuent un émeutier et en blessent des dizaines d’autres, dont un mourra quelques jours plus tard. Contrainte par cette soudaine émulation, la transhumance des flics continue. Des renforts sont dépêchés de Sidi Bouzid. Leurs collègues paraissent réussir provisoirement à mater la manifestation de Meknassy, mais les affrontements reprennent au cours de la nuit suivante, au moment où ils apparaissent dans d’autres communes après la dispersion de marches. Durant six heures à Regueb, où « les dégâts sont importants », mairie, tribunal, école et banque en prennent pour leur grade. À Souk Jedid, où ils le sont également : le poste de la garde nationale est pris d’assaut, le bâtiment de la délégation brûlé (3). À première vue, l’extension et l’intensification de la révolte paraissent s’interrompre le 27 au matin, la nuit ayant possiblement vu l’exportation des faits négatifs jusqu’à Kairouan, ce qui en ferait la plus grande ville touchée jusque-là, et la première hors du gouvernorat de Sidi Bouzid, où d’autres communes se distinguent au même moment, telle Mezzouna voire Sidi Bouzid même.

Il est probable que cette sorte de trêve ne soit qu’apparente, comme en témoignent certaines vidéos postées sur Internet qui laissent à penser que d’autres villes encore s’enflamment à leur tour, Fériana le 28 par exemple, et Regueb surtout, où rien ne semble véritablement s’arrêter, mais l’impression donnée par la presse, traditionnelle comme alternative, est celle d’un semblant de pause. Sans valider entièrement cette hypothèse, il faut reconnaître qu’un relatif temps mort permet à d’autres acteurs d’entrer en scène, des protagonistes périphériques ou directement ennemis de la révolte. Parmi eux l’information qui, en l’éclairant, fait exister cette petite scène durant une semaine qui paraît tout de même sans émeute notable.

Du 27 décembre au 2 janvier, intermezzo

Malgré le black-out des médias tunisiens, pour leur quasi-totalité à la botte du pouvoir local, le soulèvement, ou ses vagues échos, s’est fait entendre à travers le pays via le relais des habitants des zones concernées, directement témoins et communiquant, à leurs proches par téléphone, et au-delà par Internet. Des télévisions transnationales, principalement la chaîne qatarie Al Jazira, ont retransmis les images postées sur les réseaux dits sociaux. Depuis le 24, des rassemblements « de solidarité » ont lieu dans plusieurs villes du pays, dont les plus grandes, la plupart d’entre eux paraissent organisés par les sections locales de l’UGTT, la centrale syndicale tunisienne, et se tiennent devant ses permanences. On suppose celle-ci divisée alors tant sa direction est soumise au régime. Les syndicalistes locaux font le job, celui du médiateur qui veut que ça cesse et qui proposerait bien pour cela ses recettes gestionnaires. Certains de ses responsables auraient négocié avec les flics dès le 20 décembre à Sidi Bouzid. On peut penser, au vu de ce qu’il reste de l’opposition politique, que le syndicat, sa base dans certaines régions tout du moins, est un dernier repère de contre-pouvoir pour les plus vieux, et il est probable que la pression de la rue oblige son aile gauche à bouger. Le 27, des centaines de manifestants de différentes corporations se rassemblent devant son siège à Tunis durant plusieurs heures, réclamant « le droit de travailler », « le développement équitable des régions » et la libération des arrêtés de Sidi Bouzid, avant d’être vertement dispersés par les flics. Cette protestation molle et artificielle envisage des grèves, ou y appelle sans succès, en prévoit une générale, mais pour le 12 janvier ! Les gueux, qui pour la plupart n’ont pas de travail, auront alors la tête ailleurs. Ils sont pour l’instant cantonnés par ces « soutiens » au rôle de pauvres exclus des jouissances des industries textiles et touristiques du reste du pays. De même, les avocats se mobilisent, le 27 à Sidi Bouzid, puis dans d’autres villes, dont la capitale, tout au long de la semaine. Secoués et dispersés eux aussi. Dans un registre plus indigne, l’État autorise une vingtaine de journalistes à s’asseoir devant leur syndicat pour protester contre le blocage médiatique. Leurs collègues internationaux les intègrent bien sûr à cette protestation où la société civile aurait pris le relais, avec ses revendications responsables et ses réformes envisageables suivant le modèle de la fausse démocratie occidentale. Pour éloigner encore davantage les yeux du théâtre des opérations, l’accent est mis sur les « réseaux sociaux », un moyen employé parmi d’autres, certainement moins que le simple téléphone pour ce qui concerne les lieux touchés par les émeutes. Le fétichisme des commentateurs leur fait prendre quelques outils, trouvés là et détournés de leur usage abrutissant, pour l’essence de ce qui a lieu, les attaques virtuelles des « anonymous » contre des sites de l’État tunisien pour un pas décisif vers la liberté, d’expression s’entend.

Mais à ce moment la plupart des grandes villes restent calmes, bien loin de la région soulevée où l’interruption se comprend aussi par la répression : les communes concernées sont assiégées par les flics, les arrestations s’accompagnent ici et là de saccages et de pillages des domiciles. Du côté du pouvoir, on fait mine le 28 de lâcher du lest. D’abord en suspendant le gouverneur de Sidi Bouzid, puis avec le discours télévisé de Ben Ali accompagné de sa photo au chevet de Bouazizi, alors dans un centre de soins spécialisé. Rien que du très classique : promesses d’emploi, minorités d’extrémistes contre lesquels on sera fermes, dénonciation d’Al Jazira pour insinuer que ça sent l’islamiste et désigner la sempiternelle main de l’étranger. Contre toute attente, l’information a filtré dans des proportions inattendues, il s’agit de fabriquer une image apte à recouvrir ce fâcheux échappement. Le 29, le ministre de la Communication et deux de ses collègues sautent. Le 30, c’est au tour de trois gouverneurs, dont celui de Sidi Bouzid, mutés ailleurs. Le même jour, la chaîne privée Nessma diffuse une émission spéciale sur les « événements », une mise en scène d’opposition et d’ouverture qui passe pour une révolution aux yeux des journalistes auxquels seule elle est destinée et qui ne peut satisfaire qu’eux. Les résultats de ces manœuvres, tendant dans leur ensemble à fixer l’attention sur un problème qui ne concernerait que le gouvernorat de Sidi Bouzid en déficit d’investissements pour l’emploi, mais que d’imminents projets de développement vont remettre sur les rails, et dirigé par des gestionnaires locaux incompétents, mais désormais remplacés, paraissent d’abord probants, quand le verdict de la rue tombe. La semaine du 3 janvier commence par la propagation de la colère au gouvernorat de Kasserine, dans la ville de Thala, où quelques centaines de lycéens, fraîchement rentrés de vacances, se battent avec les flics et crament le bureau du RCD. Il faut croire qu’ils reçoivent des renforts durant ces affrontements qui continuent le lendemain puisqu’ils en arrivent ce jour-là à leurs adversaires policiers, au moment où Bouazizi meurt sur son lit d’hôpital.

Émeutes en Algérie

Les événements tunisiens détonnent parce qu’ils surgissent contre un État relativement épargné par ce type de faits jusqu’ici, un déclic a eu lieu sans qu’on puisse alors se figurer l’ampleur de ses suites. Simultanément aux affrontements de Thala s’ébauche dans l’Algérie voisine un mouvement d’émeutes prenant pour principal prétexte apparent la hausse des prix des produits alimentaires de base. Si les faits de révolte s’y sont faits récurrents depuis plus d’une décennie, témoignant d’une tension permanente et multiforme, ils n’ont jamais atteint le stade d’une généralisation à l’échelle du pays comme cela avait pu se dessiner en 2001. Chaque région connaissant depuis des troubles ponctuels dans un clignotement qui semblait devoir les maintenir irrémédiablement séparés, si ce n’était toutefois la communauté récente de leurs déclencheurs apparue avec une opération étatique d’éradication des bidonvilles, et accélérant cette tendance, jusqu’alors larvée, d’une extension de l’expression de la colère des coupeurs de route de l’arrière-pays aux jeunes gueux des grands centres urbains. L’origine des événements négatifs de janvier 2011 est à chercher dans cette longue fermentation de l’insatisfaction, rappelant la genèse de la révolution iranienne dans les taudis autour de Téhéran en 1977. Le caractère exceptionnel et grandiose de ce qui commence en Tunisie va être révélé par la déflagration algérienne : soumise à la même hogra, une nouvelle génération d’émeutiers monte au front dans ce qui se profile comme une offensive dépassant les contextes locaux et les frontières étatiques. Le 3 et le 4 janvier, rien n’indique encore l’embrasement général à venir, plusieurs petites villes à l’ouest d’Alger connaîtraient des « émeutes », selon le vocable systématiquement usité par la presse algérienne pour désigner comme ici des blocages de rues accompagnés d’affrontements, une opération policière de démolition de « constructions illicites » occasionne la lapidation de flics à Djelfa, et une protestation pour un motif similaire pourrait avoir « dégénéré » en violences à Oran. Mais dans la soirée du 5, la négativité en actes se confirme dans la grande ville de l’Ouest, à la manière dont elle l’avait déjà superbement animée en mai 2008 lors de la relégation du club de foot local, et s’avère alors dans la capitale elle-même, où elle a pu faire quelques apparitions, éphémères mais remarquées depuis 2009, à l’occasion la plupart du temps de ces disputes contre la misère du logement et de sa gestion, et dont les traces les plus récentes ont alors moins de dix jours. Ressurgi six mois auparavant sur le terrain de la révolte moderne à la suite là aussi d’une tentative étatique de relogement forcé, et échauffé cette fois par la nouvelle d’une descente policière imminente contre les vendeurs ambulants, Bab El Oued, ce faubourg déjà pionnier en octobre 88, inaugure l’émeute algéroise. Dans la soirée puis dès la matinée du lendemain, elle se répand telle une traînée de poudre dans de nombreux quartiers et banlieues de la capitale pour s’intensifier encore durant la nuit suivante. Ses acteurs, constitués apparemment en petits effectifs, mais frappant en même temps une multitude de lieux dont le nombre augmente à une vitesse effrénée, bloquent rues et routes avec des pneus enflammés, affrontent les flics durant des heures, assiègent les commissariats, caillassent les bâtiments publics, saccagent et vident entreprises et commerces en progressant jusqu’aux magasins les mieux fournis des quartiers huppés. Alors qu’Oran paraît neutralisée, d’autres régions s’émeuvent à leur tour ce jeudi 6, dans une propagation évoquant une onde sismique qui se déploie surtout vers l’est à partir de l’épicentre algérois, de la wilaya de Boumerdès jusqu’au Constantinois en passant par les villes de la vallée de la Soummam et Bordj Bou Arréridj, mais dont le front occidental secoue aussi les wilayas de Tipasa et Blida. Trop souvent revendicative et défensive par le passé, la pratique des coupures de route y est maintenant un moment, un moyen d’appropriation de l’espace, au service non plus d’une protestation locale, mais de la charge générale où se rejoignent enfin les plus actifs foyers des insurrections antérieures. Si les cibles varient suivant les lieux et le décor particulier à chacun, rien n’est épargné par les jeunes gueux, qui ont tant pâti par le passé de l’entretien d’une séparation maquillée en rivalité ancestrale. Leur pratique est faite de la même radicalité brute qu’ils soient de Belouizdad, d’Akbou ou de Médéa. Comme celui d’un ministre la veille, les appels au calme des imams le vendredi n’y changent rien, alors que la razzia et les batailles rangées continuent à Alger et ses environs, la révolte atteint son acmé dans la soirée, poursuivant son expansion plus à l’est à Skikda, Annaba, Tébessa, près de la frontière tunisienne ; s’aiguisant dans la région de Boumerdès, reprenant à Oran, atteignant Tlemcen, près du Maroc, gagnant le Sud de Biskra à Béchar en passant par la frondeuse Ouargla, se généralisant dans les trois wilayas de Kabylie qui renouent alors avec la radicalité du printemps 2001 ; à ce détail près qu’on y pille désormais. Son ubiquité est telle à ce moment qu’il paraîtrait plus rapide d’énumérer les villes où il ne se passe rien que toutes celles, dont les plus grandes du pays, pour lesquelles la plupart du temps ce sont plusieurs quartiers qui s’emparent des rues de concert, et qui voient les petites localités voisines faire de même, ceci dans au moins 30 des 48 wilayas. Là où les jeunes assaillants ont l’avantage, c’est-à-dire à peu près partout où ils sont à l’œuvre, saccages, pillages et combats de rue participent d’une grande fête qui dévore, détourne et consume tout ce qui constitue le cadre pétrifié de la misère ordinaire. Le lendemain, le séisme qui semble, dans ses premiers foyers, s’être interrompu ou considérablement amenuisé aussi vite qu’il s’était déclaré, notamment à Alger, dévaste encore avec puissance ses plus récents : la Kabylie et ses alentours ; aux extrémités de l’onde, Tiaret, Ouargla et Mostaganem. La mesure annoncée ce jour par les gestionnaires algériens pour atténuer la hausse des prix n’explique qu’en partie l’extinction progressive des émeutes qui se confirmera le dimanche, celles-ci ne semblant plus alors concerner surtout que quelques villes kabyles. Une fois à la limite de son mouvement centrifuge, la vague a reflué à la vitesse à laquelle elle s’était abattue. Les premiers joueurs, si hardis et audacieux sur l’instant, paraissent quitter la partie repus, l’appétit épuisé à l’issue d’une bacchanale fulgurante, mais courte et avortée, et dont le brusque achèvement renouvelle in fine l’impression d’une séparation d’avec ceux qui leur ont emboîté le pas. De mémoire d’observateur, bien qu’il synthétise cruellement les manques constatés si souvent, on a rarement vu un aussi beau début s’éteindre ainsi de lui-même.

Si l’inespérée convergence des émeutiers d’Algérie est aussi stupéfiante par la soudaineté de son apparition que par celle de sa défaite prématurée, on peut toutefois en discerner a posteriori les principales causes, comme il était possible d’en tracer les signes avant-coureurs sur la base d’une observation attentive. Elle se produit dans un État où les motifs immédiats de la colère des pauvres n’ont cessé de se multiplier en même temps que leur mise au pas n’est plus entièrement assurée par le terrorisme islamo-étatique et la guerre civile dont, malgré l’opportun maintien de l’état d’urgence, les conséquences traumatiques ont commencé de s’évaporer pour les nouvelles générations. La révolte du printemps 2001 avait révélé cette nouvelle donne, l’empêchement de son extension, son repli régional puis sa retraite y ont depuis pesé sur les possibilités du négatif. Ses manifestations, nombreuses, mais souvent de faible envergure, ont fini par l’inscrire dans une sorte de normalisation, confirmée par des pratiques ritualisées, installant dans le paysage la routine d’émeutes sans lendemain. Y a particulièrement contribué l’amalgame opéré dans sa représentation via le galvaudage du terme émeute par la presse francophone algérienne qui a d’autant plus participé à son appauvrissement qu’elle a pris l’habitude d’afficher son parti pris en faveur des protestataires qu’elle nomme émeutiers. Depuis qu’à l’échelle du monde la médiatisation de la révolte sous l’angle de son inutilité contemporaine a remplacé son occultation, un tel traitement connaît un écho dans la presse internationale qui, comme pour la Chine par exemple, évoque à l’occasion des milliers de troubles annuels sans en mentionner par ailleurs le moindre le reste du temps. L’explosion de 2011 se produit dans tel cadre préventif, d’une révolte du quotidien, et en dépit de son éblouissante singularité et des véritables émeutes dites « du logement » qui l’ont préfigurée, elle sera toujours relatée à travers la consécration de sa stérilité annoncée. Les journalistes algériens vont décrire les faits dans les moindres détails, en relayant ainsi leur prodigieuse ampleur, mais sans en formuler une seule des perspectives qu’on peut les supposer quand même capables d’imaginer, ne serait-ce que celle de la chute du gouvernement sinon de Bouteflika. Parce que les actes offensifs et leurs inacceptables excès ne permettent plus d’en faire de légitimes appels au secours, une partie des informateurs scandalisés n’en sont plus partisans et se révèlent pour ce qu’ils sont : des auxiliaires de police. Anticipant la teneur du discours du ministre de l’Intérieur du samedi, ils vont entretenir la division entre le reste de la population et ces jeunes vandales, qui désormais les ciblent (4), en réduisant cette fois leurs actes collectifs à de la criminalité que les honnêtes gens subissent dans l’effroi d’un tel chaos sans autre finalité que la rapine et la casse. Cette entreprise consistant à scinder la révolte de son rôle historique est aussi confirmée par leur ahurissant, mais bien compréhensible, évitement à évoquer le moindre parallèle avec les événements de Tunisie.

Conjointement à cette banalisation et à cette rétrogradation des faits de révolte, l’État a, sur la même décennie, progressivement modernisé ses méthodes répressives, pour s’adapter à ses constantes mises en cause, jusqu’à faire ce pari risqué, mais provisoirement couronné de succès, de l’épuisement d’un tel commencement insurrectionnel. Sans même parler de l’hécatombe d’octobre 88, alors que la première série d’émeutes d’avril 2001 s’était soldée par une cinquantaine de morts, le bilan officiel de janvier 2011, dont l’ampleur dans la propagation et l’intensité dans les destructions ont été supérieures, ne décompte officiellement « que » 4 tués par les forces de l’ordre. La décision étatique de leur interdire l’usage d’armes à feu face à un tel assaut n’a certainement pu être acceptée par ces dernières qu’à la faveur de leur copieuse augmentation de salaire de la fin du mois de décembre, consécutive, on peut le penser, à la menace grandissante des insoumis délogés de l’intérieur comme, surtout, à celle plus récente des événements de Tunisie. La tactique aventureuse a ainsi consisté à laisser se consumer l’effervescence émeutière, avec l’espoir de la circonscrire dans l’espace, de l’étouffer sous les lacrymogènes et d’imposants dispositifs de sécurité, tout en se consacrant à la défense éventuelle des lieux stratégiques. Elle ne paraît judicieuse qu’après coup, puisque les flics ont perdu le contrôle et subi une sévère raclée à maints endroits, avec officiellement plus de 700 blessés dans leurs rangs (pour 800 dans ceux des émeutiers) et peut-être un mort, et l’imprévisible expédition gueuse a parfois tenté de pousser l’avantage permis par cette marge de manœuvre qui lui était laissée, comme avec ces vols de fusils à pompe à Sétif, la prise en otage d’un commissaire à Mascara, et les multiples sièges des commissariats et de gendarmeries, voire sa possible progression aux abords du palais du gouvernement. Il ne s’agit donc pas de faire des lourdauds gestionnaires algériens de fins stratèges au cours d’une situation qui les a immanquablement dépassés et fait davantage trembler que ce que leurs ennemis eux-mêmes ont pu croire, et qui n’ont dû leur répit qu’au découplage préventif de l’émeute algérienne à l’histoire.

L’émeute locale n’est plus une nouveauté en Algérie, et l’expérience qu’une partie des acteurs de janvier en avait a pu paraître une force sur le moment, un gain d’efficacité et d’impact avec les formes semi-organisées qu’elle a prises dans ses attaques par groupes, pour en définitive s’avérer surtout une limite intrinsèque au mouvement lui-même, à sa spontanéité, à la possibilité d’une rencontre, à son ambition à bout de souffle. Même si peu d’informations permettent de l’assurer avec certitude, il semble souvent que le nombre de participants, dans chaque moment pris isolément, ait été assez faible, n’excédant vraisemblablement les 400 que dans de rares cas, et qu’à l’arrivée la grande jonction n’ait pas même été visée ou envisagée. Quand, dès le lundi 10 janvier, les vendeurs à la sauvette de Bachdjerrah se confrontent aux flics pour un motif particulier à leur situation, on comprend qu’il s’agit bien plus d’un retour à la « normale » que d’un regain des émeutes à Alger. Des faits de révolte plus conséquents reprendront à l’est mi-février, mais sans jamais retrouver le stade atteint en ce début d’année. Entre-temps, les récupérateurs du bien nommé RCD, pas plus fringants que leurs collègues islamistes ou du FFS, tenteront vainement de singer ce qu’ils perçoivent de la mobilisation tunisienne, avec de piètres rassemblements périodiques dans la capitale, mais isolés par leur discrédit ils ne serviront qu’à masquer davantage la révolte authentique qu’indifférents et dédaigneux les commentateurs médiatiques n’inscriront pas dans ce « printemps arabe », dont leur définition pouvait difficilement supporter un tel extrémisme sans revendications ni slogans, un tel scandale sans récupération possible. Ce refoulement, cette occultation a posteriori, divulgue la vision amputée donnée par leurs ennemis middleclass sur les insurrections de 2011 dont il a fallu taire le fondement négatif, la profondeur, si exemplairement affichés par cette avant-garde d’Algérie, ramassée mais ardente, si programmatique pour l’ensemble de ses successeurs et si dénuée de finalité pour son propre compte. Elle intervient comme un condensé des splendeurs et misères de l’époque antérieure, avec les limites de l’émeute, du négatif simple, l’impatience, le manque de théorie, le goût d’en finir, l’instauration fracassante des conditions primaires du débat sans une suite à la hauteur de ce début. Il serait hasardeux d’affirmer avec certitude le rôle et l’influence exacts qu’elle a ensuite pour l’insurrection tunisienne, comme ceux que les prémisses de cette dernière ont eus sur elle, mais elle participe de cette émergence d’un possible pour tous ces relégués condamnés ici comme là-bas aux logements de fortune détruits par la police, à la vente ambulante réprimée, au sort de harrag, à cette situation de déchets improductifs que l’État s’acharne en vain à nettoyer, celui d’un sujet collectif, irréductible à une quelconque représentation politique, religieuse ou nationale, et qui ne peut progresser que par et pour lui-même. Du point de vue de la campagne gueuse de 2011, la charge algérienne est une percée à la cosaque, une percée défaite, mais qui a touché et ébranlé, un beau début donc qui ne s’éteint là que pour s’approfondir ailleurs.

Du 3 au 10 janvier, Thala, Kasserine, Regueb

En Tunisie, la reprise des émeutes se manifeste dans leur déplacement au gouvernorat de Kasserine, au nord-ouest de celui de Sidi Bouzid, d’abord dans la petite ville de Thala donc, à une trentaine de kilomètres de la frontière avec l’Algérie dont le chambardement sera connu des Tunisiens via les chaînes satellitaires. Alors les slogans ont passé un cap, il n’y est plus question d’emplois ou de chômage, Ben Ali et sa clique doivent dégager. L’arrivée sur place des BOP (brigades de l’ordre public), équivalents tunisiens des CRS français, n’éteint pas les ardeurs émeutières et il semble que toutes les nuits qui suivent le 4 janvier on s’y batte contre l’ensemble des flics (5). Dans l’épicentre Sidi Bouzid, l’enterrement de Bouazizi le 5 janvier réunirait 5 000 personnes au cours d’une démonstration de force et de détermination rythmée par les cris des manifestants assurant le régime de leur vengeance, qui pourrait bien commencer à reprendre forme dès le lendemain. L’ambiance générale en Tunisie est alors marquée par des manifestations, que l’on ne peut que se figurer tant les comptes rendus journalistiques sont vagues. Elles ont principalement lieu dans le centre et le Sud, où demeure la concentration de la protestation, même si elle focalise désormais l’attention du pays par une solidarité à distance qui lui donne une présence au-delà de la région touchée. Mais l’offensive est encore loin de Tunis et se dessine déjà une séparation entre cette solidarité périphérique, qui agrège nombre de Tunisiens, sur lesquels va se concentrer l’information par la suite (plusieurs blogueurs sont arrêtés à partir du 6), et les acteurs de la révolte, souvent très jeunes, à l’œuvre sur un terrain qui reste réduit géographiquement. D’un côté l’on ne projette encore qu’une réforme de l’État, les informateurs français s’enquérant, auprès des spécialistes, des alternatives possibles au système Ben Ali qui, tout de même, a fait son temps, de l’autre se joue un face-à-face, sans intermédiaire, où les « exclus » mettent leur vie en jeu. Du fait de l’irréversibilité du cap franchi, elle dépend effectivement maintenant de la chute du régime. Insinué au plus profond du corps social depuis des décennies, le flicage généralisé, qu’on ne fait sauter que dans la confrontation qui détermine les camps, les partis, est encore bien en place et dissuade pour l’instant une contagion de l’émotion qui porte alors bien au-delà des pauvres commentaires intéressés ou simplement déphasés des exilés et spécialistes. Mais tandis que l’expérimenté État algérien évite miraculeusement, quoiqu’assez savamment, un bain de sang dans sa répression des émeutes, l’Ubu tunisien et sa garde vont commettre l’erreur d’opter pour l’éradication et la terreur dans le foyer où s’est désormais transportée la révolte.

Ce jeudi 6, deux nouvelles immolations en public ont lieu, dont une à Kasserine, alimentant, deux jours après la mort de Bouazizi, la tension sur place. Le lendemain, les habitants de Saïda, près de Sidi Bouzid, emmenés là aussi par des centaines de lycéens, se mesurent aux flics. Les forces de sécurité tirent à balles réelles, blessant plusieurs manifestants. Elles font de même tout près de là, à Regueb, au cours de « heurts ». À Thala, alors que les émeutes algériennes au plus fort de leur intensité animent Tébessa, à quelques dizaines de kilomètres à l’est, l’espèce d’intifada nocturne, installée depuis le lundi, paraît gagner en vigueur ce jour, voire dès la veille, avec l’incendie de bâtiments officiels et d’une banque. La mise en actes de la colère atteint Kasserine, où les blessés de Thala ont afflué à l’hôpital de la ville, et où la mort du suicidé de la veille, Hassan Jerbi, change le rassemblement impulsé par les écoliers et lycéens en émeute dans la soirée. La municipalité de la Cité Ennour est incendiée comme deux sièges du RCD et un poste de police. Venant prêter main-forte aux flics déjà sur place, des renforts de BOP, issus des régions côtières, ainsi que des forces spéciales accompagnées de snipers, seraient dépêchés dès ce moment dans la ville, la plus grande alors, 70 000 habitants, à connaître une émeute jusque-là. Le répresseur meurtrier des émeutes de 1984, durant lesquelles la région des « Frachich » avait été aux avant-postes, pense pouvoir user des mêmes méthodes, l’équipement militaire modernisé en plus. Kasserine, Thala et Regueb vont en être le terrain d’expérimentation les trois jours suivants, sans que la colère ne s’y éteigne, sans que la terreur ne l’emporte. Elles ne seront d’ailleurs présentées que du point de vue de la répression par la suite, comme des villes martyres, de la chair à « réseaux sociaux », une manière de nier ce qui s’y est joué dans les combats de rue où une furieuse détermination s’est confrontée aux tirs à balles réelles à coups de cocktails Molotov et de pierres, emportant au passage les bâtiments du pouvoir et de ses collaborateurs locaux, et blessant des dizaines de flics. Dans la petite Thala, on y tient la rue depuis près d’une semaine, une ébauche d’auto-organisation s’y est créée, et il semble bien que toute la ville ait rejoint la révolte. Sans participer à la répression, l’armée pourrait s’y déployer dès le 8, mais les affrontements avec les flics y durent jusqu’au 12, le nombre de tués variant suivant les sources de 4 à plusieurs dizaines. Peu d’informations filtrent de Regueb, où une grande partie des habitants ont malmené les flics dès le 25 décembre, laissant seulement penser à un scénario similaire avec entre 5 et 8 tués entre le samedi 8 et le dimanche 9. À Kasserine, suivant le rite musulman, chaque mort donne lieu à un enterrement dans les vingt-quatre heures, entraînant répression et affrontements. Les tireurs isolés, qui visent la tête et le cœur, y font le plus de victimes, entre 14 et plusieurs dizaines jusqu’au 10 janvier. Des commentateurs s’interrogeront par la suite sur ces tirs contre les marches funèbres, constatés aussi à Regueb, y soupçonnant une provocation volontaire du chef des forces de sécurité pour hâter la chute de Ben Ali, voire un complot émanant de plus haut encore. Aucun n’a visiblement saisi l’effet boule de neige d’une série initiée avec l’inhumation de Jerbi le samedi, et les émotions mobilisées et partagées à l’occasion de ces rassemblements qui les rendent offensifs : rage, honneur, ténacité, vengeance. Les immolations en série, qui se sont poursuivies avec un suicidé à Metlaoui le 7, un autre à Sidi Bouzid le 8, auraient pu leur mettre la puce à l’oreille, à la manière du cycle des martyrs dans l’Iran de 78, la mort ne stoppe pas la révolte mais la relance, y oblige, et décuple en retour la surenchère répressive.

Du 11 au 14 janvier, insurrection généralisée

La tactique policière se révèle infructueuse, désastreuse même, la profondeur de la colère a été sous-évaluée. Elle ne s’éteint pas, cible directement Ben Ali, dont les portraits omniprésents sont arrachés, incendiés, et dont les troupes doivent maintenant s’affronter avec les gueux de Meknassy et Fériana, ranimant les flammes qui les hantaient déjà. Pour le régime, c’était le combat à ne pas perdre, soit la révolte, encore circonscrite dans l’espace, était tuée dans l’œuf, soit il fallait revoir la méthode employée, comme le suggérera la ministre française Alliot-Marie en proposant le savoir-faire de ses troupes au collègue tunisien, mais trop tard là aussi. L’analyse de la situation était trop mauvaise, maintenant la fronde s’étend bien au-delà du centre du pays, et l’option éradicatrice n’est plus permise. L’échec de sa mise à exécution, dont les images sanglantes ont résonné dans tout le pays et au-delà, a ôté toute efficience à sa menace. Dans la soirée et la nuit du dimanche 9, le soulèvement essaime vers le nord, dans les localités de Jendouba, Bouarada et Le Kef, et jusqu’à certaines villes côtières, au moins Chebba, peut-être Sousse et Bizerte. La peur, qui n’avait toujours servi qu’aux mêmes, change de camp.

Elle domine Ben Ali le premier jour de cette quatrième semaine de révolte. Dans la soirée, au cours de son deuxième discours télévisé, il promet tout à coup des centaines de milliers d’emplois, invente des terroristes « à la solde de l’étranger » pour justifier les tueries et calomnier la révolte. Comme les lycéens sont aux avant-postes, et que les étudiants commencent à bouger, notamment à Tunis ce jour même, il annonce la fermeture pure et simple de tous les établissements scolaires. Au cours de la journée, les flics ont tenté leur dernier baroud à Kasserine, avec la poursuite des méthodes appliquées durant les jours précédents. Avec l’arrivée de l’armée, ils paraissent se replier à la périphérie de la ville non sans se livrer préalablement à des raids saccageurs contre plusieurs commerces, annonçant déjà le double pillage à venir. Les militaires, dont les effectifs à l’échelle du pays seraient trois fois moindres que ceux des forces de sécurité, commencent leur rôle de tampon, là aussi annonciateur de la duperie qui va prendre en Tunisie et ailleurs par la suite, s’appuyant sur leur mensongère neutralité bienveillante afin de passer pour les chevaliers blancs. Ils font écran, mais toujours du côté de la force, suivant le sens du vent, et il souffle puissamment alors dans ce gouvernorat. Comme il commence à se faire sérieusement sentir bien au-delà désormais. La liste des villes qui connaissent des affrontements à l’issue de manifestations s’allonge encore le lundi 10.

La débandade bénaliste, qui va se poursuivre crescendo durant la semaine, répond à l’irrésistible montée de la rue tunisienne que les échos de l’hécatombe du week-end ont galvanisée. Même l’UGTT, dont la direction a jusqu’alors assuré son existence par sa collaboration avec le régime, voit ses structures régionales organiser des grèves générales dans les grandes villes du Sud. Dans la capitale, comme la veille, la manifestation appelée sur Internet est vite dispersée ce mardi 11. Mais ce deuxième jour de la semaine décisive est surtout celui de l’arrivée des émeutes à Tunis, pas encore dans le centre ni dans les secteurs connus des touristes, mais dans sa banlieue décrite comme la plus pauvre et la plus peuplée, la Cité Ettadhamen, celle des invisibles, des migrants de l’intérieur, qui ce soir-là, dans plusieurs quartiers, tiennent un piquet de route durant deux heures, s’affrontent avec les flics, brûlent un commissariat, attaquent des commerces. L’insurrection se généralise sans qu’on ne puisse plus, à partir de ce jour, établir un récit qui assurerait un semblant d’exhaustivité. On peut seulement supposer alors que l’entrée en scène des émeutiers de Douz au même moment signe également cette généralisation au Sud, et que d’autres communes connaissent des attaques similaires des mêmes cibles : délégations, postes de police, sièges du RCD. La multiplication des foyers désenclave les villes pionnières du centre et de l’Ouest, les BOP courant de feu en feu. Le 12, après avoir fait un ou deux nouveaux morts, la police se retire de Thala, laissant la place à ses habitants provisoirement victorieux qui poursuivent alors l’auto-organisation ébauchée lors des combats. À Douz, elle se réfugie dans la délégation pour échapper à la foule venue venger les deux manifestants qu’elle a tués, et ne doit son répit qu’à l’armée qui s’interpose. Elle tire aussi à Kébili, Gabès, Sfax, à Hammamet, à Ettadhamen encore, où les militaires se déploient comme dans d’autres secteurs de la capitale, dont de nouveaux quartiers périphériques entrent en scène, comme seules en témoignent quelques vidéos postées sur Internet.

La panique succède à la peur, le Premier ministre Ghannouchi annonce le limogeage du ministère de l’Intérieur, l’instauration d’un couvre-feu et la libération de « tous » les arrêtés du mouvement, excepté ceux « impliqués dans des actes de vandalisme ». Deux heures après, des centaines de jeunes se battent avec les flics à l’issue d’une manifestation dans le centre de Tunis. Dans l’édition de Libération du jour, au milieu du ventre mou de ceux qui n’y voient toujours rien, une « opposante » confesse les lignes de front en place à ce moment : « La situation évolue tellement vite, la tournure des événements nous fait peur (…). Les avocats, les artistes, les syndicats, les partis politiques, nous disons tous qu’il faut cesser la répression et les tirs à balles réelles et il faut qu’il y ait une commission d’enquête indépendante nationale. Nous ne disons pas aujourd’hui qu’il faut que Ben Ali parte, nous disons que les problèmes sont graves et qu’il faut dialoguer. » Dans la nuit, les faubourgs de Tunis, du nord au sud, s’enflamment à nouveau, ceux qui veulent que Ben Ali parte, et possiblement bien plus encore, bravent le couvre-feu et les tirs policiers, qui feraient 8 morts supplémentaires, pour attaquer bâtiments publics et commerces.

Que les perspectives portent au-delà du bouffon Ben Ali et de sa clique se confirme dans les actes le lendemain : les pillages et saccages éclatent aux quatre coins du pays. L’insurrection est partout. Les pauvres, qui commencent ainsi de ne plus l’être, n’en finissent pas de dialoguer entre eux à Hammamet, Gafsa, Nabeul, Gabès, Bizerte, Sfax, Sousse, Tunis. Comme tout, ou presque, paraît n’appartenir qu’aux Trabelsi et Ben Ali, les destructions ne semblent viser qu’eux : grandes surfaces et banques d’un côté, postes de police et sièges du parti de l’autre. Mais comme tout, ainsi par exemple qu’à Buenos Aires, Jakarta et Bichkek, appartient aux abstractions marchandise et État, les destructions ne visent qu’elles, via les tristes histrions qui les servent. Outre l’extension géographique, et du fait surtout qu’ils gagnent alors les plus grandes agglomérations, les insurgés ont passé un stade supplémentaire dans leur pratique, ciblant l’ordre étatico-marchand dans son ensemble comme d’autres pilleurs, indonésiens, argentins, kirghizes, par exemple, l’ont fait avant eux. Alors qu’ils ont désormais l’initiative dans l’offensive, leurs actes sont tus par une grande partie des médias, il est vrai focalisés sur Tunis, qui ne veulent plus lire la situation qu’à travers le nouveau prisme moral qu’ils imposent, le digne peuple tunisien victime de son mauvais gestionnaire, et le seul but logique qui va avec cette protestation pacifique, une nouvelle façon de gérer. Dans cette optique et comme cela ne manque pas lors de chaque pillage massif dans le monde, une autre partie des observateurs laisse entendre que les razzias ne pourraient qu’être l’œuvre des sbires de Ben Ali cherchant à propager le « chaos », dernier recours pour discréditer le mouvement de protestation et rompre par la division l’unanimité acquise. Il est vrai que la défaite policière semble donner lieu par endroits à d’ultimes expéditions destructrices commises par les flics eux-mêmes, à Kasserine sûrement, peut-être dans la très populaire Cité Etthadamen, peut-être aussi à Bizerte, où la police a disparu des rues et où s’organisent alors les premiers groupes d’autodéfense. Mais si tactique il y a alors, elle est aussi mauvaise que celles employées jusque-là, et le gros des acteurs qui pillent à ce moment-là est bien le même que celui qui ravage toutes les représentations du pouvoir RCD, commissariats compris. Plutôt que la police de Seriati, c’est bien davantage l’armée, encore non directement critiquée, qui saura tirer profit de la peur d’une partie de la population vis-à-vis de ce désordre à deux faces. Au centre de Tunis, qu’elle a préventivement quitté pour laisser aux multiples organes de police le soin de réprimer, les lacrymogènes ne suffisent pas à faire reculer les « centaines de jeunes » qui animent la manifestation du jour, les tirs à balles réelles qui leur succèdent font au moins un mort, peut-être deux. Cerné, et soutenu a minima par les militaires, Ben Ali donne son troisième discours télévisé dans la soirée. En pure perte, il lâche tout ce qu’il peut lâcher, promet tout ce qu’il peut promettre, dont son départ du pouvoir en 2014. Au moment même de son allocution, alors qu’il assure notamment qu’il n’y aura plus de répression à balles réelles, ses chiens de garde font feu et tuent à Kairouan, où les insurgés ravagent tous les sièges du pouvoir et pillent durant plusieurs heures. La confrontation entre la révolte et son parasitage périphérique apparaît au grand jour, le spectacle du discours ne vaut que pour les spectateurs. Ceux qui n’en sont plus ont mieux à faire que regarder le roi nu à la télé. Liberté de la presse, fin de la censure d’Internet, liberté politique, de manifestation, commissions d’enquête indépendantes, baisse des prix, Ben Ali répond pourtant à la plupart des revendications que d’autres que les gueux ont formulées à leur place. Entre ceux qui participent au jeu de l’histoire et ceux qui travaillent à sa paralysie, entre le débat sur le but et l’éternel recommencement du même, la division de l’humanité n’est jamais aussi visible que dans ces moments où la vérification pratique prend de vitesse la lourde machinerie des préposés au constat, ces pauvres qui veulent le rester. À l’issue du discours, les scènes factices de liesse dans le centre de Tunis et dans les banlieues « chics » de la capitale, aux cris de Ben Ali ! Ben Ali !, cachent mal les affrontements plus authentiques qui se poursuivent dans d’autres quartiers, moins chics, comme apparemment Le Kram, à quelques kilomètres de Carthage, et la dizaine de morts qui en résultent.

Le vendredi 14 janvier au matin, la presse internationale présente une capitale revenue à la normalité de son quotidien, quittée par les services de sécurité omniprésents les jours précédents. Les concessions du pouvoir, accueillies favorablement par la plupart des opposants officiels sur place et saluées par les journaux tunisiens, auraient changé « l’angoisse » ressentie par la population face au tumulte émeutier en « soulagement » devant l’apaisement consenti par le président. L’espèce d’expectative angoissée de ceux qui s’accrochent à l’ultime pari de Ben Ali s’essaie à remplir le bref répit, le vide momentané, d’une situation depuis le début de la semaine toute entière entre les mains d’une multitude d’acteurs anonymes, non encadrés et sans représentants (6). Personne d’autre qu’eux, que l’ensemble qu’ils forment alors, n’est en mesure de dire les résultats de la manœuvre de l’État, personne n’est en mesure de négocier quoi que ce soit, de revendiquer ce qui a de toute façon déjà été satisfait, sinon le départ de Ben Ali. Mais qui le souhaite alors parmi tous ceux qui n’existent publiquement que grâce à lui ? En maintenant son appel à une mini-grève générale (de 9 heures à 11 heures !), l’UGTT se verrait bien pourtant dans ce rôle. Sous la pression de la révolte, une bonne partie de ses antennes régionales ont dû recourir à des débrayages en province, où elle a pu passer pour la seule forme d’opposition organisée, présentable et disponible, pour ceux qui en cherchaient une. Sa prise de position contre la répression meurtrière du régime s’est progressivement affermie, devenant difficilement réversible, d’autant plus ce vendredi avec les tués de la nuit, et entraînant dans le sillage de la base sa direction, avec pour elle l’optique de capitaliser dans la perspective imminente d’un changement de pouvoir. À l’heure dite, ils ne seraient que quelques centaines de grévistes à se réunir devant le siège du récupérateur syndical à Tunis. Au fur et à mesure de leur progression vers le centre-ville, ils sont rejoints au fil des heures par des centaines de Tunisois répondant aux multiples appels à la manifestation lancés sur Internet. La marche, désormais ample, parvient sur l’avenue Bourguiba en milieu de matinée, exigeant le départ de Ben Ali, au moment où le reste du pays donne dans la rue la même réponse aux angoissés-soulagés du palais, des casernes et des salles de rédaction : dégage ! Non contents de tenir le cœur de la capitale sans rencontrer la résistance des flics, les manifestants vont les chercher là où ils se trouvent, au ministère de l’Intérieur, à quelques jets de pierre de là. Si le barrage policier tente bien d’abord de les stopper, il finit, sous la pression du nombre, par laisser s’installer devant le bâtiment une foule dense mais relativement calme, assez éloignée à première vue des émeutiers des faubourgs. Comme en témoigne un article de Médiapart publié plusieurs mois après les faits, ces derniers pourraient alors continuer à attaquer et brûler les commissariats dans plusieurs secteurs de la ville et notamment se rapprocher dangereusement de la prison et de la caserne de Bouchoucha, et des armes qu’elle contient. Au vu des paysages de terre brûlée que décriront les reporters visitant la Tunisie après la bataille, il est quasi certain que des faits similaires ont alors lieu en province, à l’écart des projecteurs de l’information tournés seulement sur le rassemblement encore pacifique de Tunis. Car le quitte-ou-double de Ben Ali a fait un flop, les vannes, qu’il s’imaginait encore possible de resserrer, finissent de s’ouvrir complètement. L’affolement en coulisse confirme d’ailleurs l’ubiquité de l’embrasement, une partie de la famille Trabelsi gagne alors l’aéroport de la capitale, mais y est stoppée dans sa fuite par une brigade mutinée de la police antiterroriste. En début d’après-midi à Sidi Bou Saïd, ses villas commenceraient d’être attaquées par « de mystérieuses équipes d’hommes très organisées » d’après le conspirationniste Ayad de Libération, puis quelques heures plus tard à Gammarth, par des centaines d’adolescents qui vident puis ravagent les luxueuses résidences. Devant le ministère de l’Intérieur, la convergence entre la foule massée depuis plusieurs heures et un cortège funèbre de centaines, voire milliers de jeunes furieux venus venger l’un des leurs, tué lors des affrontements de la nuit, fait monter la tension sur place. Acculés, les flics défendent le bâtiment, et leurs chefs terrés à l’intérieur, à coups de grenades lacrymogènes auxquelles répondent les jets de parasols et de chaises des bars alentour. Les heurts, auxquels se mêlent maintenant des renforts policiers, s’étendent aux rues voisines, et l’armée se déploie quelques instants plus tard devant le ministère. Dans une dernière tentative de desserrer l’étau, Ghannouchi annonce le limogeage du gouvernement et la tenue d’élections législatives, puis moins d’une heure plus tard, alors que les affrontements se poursuivent, déclare l’état d’urgence dans tout le pays, l’interdiction de rassemblement et l’autorisation donnée à l’ensemble des forces de l’ordre de tirer sur les réfractaires. La mesure est sans effet, sinon que les flics, qui perdent le contrôle dans le centre de Tunis, tentent maintenant de le reprendre à balles réelles. Loin des projecteurs médiatiques, il est probable que les insurgés menaceraient plus directement encore d’autres lieux du pouvoir, 5 000 d’entre eux partis du Kram pourraient marcher sur Carthage, où les habitants mentionnent des tirs. En fin d’après-midi, craignant de connaître le même sort qu’une partie de sa famille empêchée de fuir par la BAT qui est maintenant rejointe par une unité de la garde nationale, Ben Ali prend la tangente avec femme et enfants, direction l’Arabie saoudite, avec l’espoir illusoire de revenir les jours suivants. Dans la foulée, après avoir expédié cet encombrant colis, des officiers de la sécurité présidentielle poussent le fantoche Ghannouchi, unique rescapé de la façade pseudo-démocratique du pouvoir, à assurer l’intérim, en même temps qu’il annonce publiquement la fuite du président. Mais nulle liesse alors, l’état d’urgence maintenu, le centre de Tunis se vide (ou « est vidé »), et malgré l’éjection de l’ultime fusible, la nuit est consacrée aux pillages et saccages, des propriétés des Trabelsi, et des commerces en général. Car contrairement à ce que suggère ce dénouement qui tient de l’épilogue pour les seuls informateurs, la partie est loin d’être jouée, les ennemis de l’État et de la marchandise poursuivent la tabula rasa à peine entamée, leurs adversaires la répression que l’état d’urgence et le couvre-feu leur autorisent pour la première fois aussi officiellement. Le bilan donné alors est de 17 morts pour la journée, il faut vraisemblablement le revoir bien à la hausse.

Week-end du 15 et 16 janvier, désordre

Au cours de la nuit, la chute de leur plus haut responsable et de leur chef direct consacre la défaite policière, une majorité des flics disparaissant même − terrés chez eux après avoir tombé l’uniforme pour la plupart −, et ouvre le champ libre aux insurgés dont l’insatisfaction n’est pas tarie par la victoire partielle obtenue. L’offensive se poursuit, sans qu’aucun rapport précis et global ne puisse éclairer la forme exacte ni l’ampleur qu’elle prend alors à l’échelle du pays durant les heures qui suivent. Au sujet des faits à ce moment, l’attention des observateurs est plus que jamais focalisée sur la capitale et ses alentours, leurs commentaires quasi intégralement dédiés à la glose sur le changement à la tête de l’État. Seuls quelques reportages, souvent publiés bien après les faits par des journaux qui n’en avaient pas mentionné la moindre trace durant leur déroulement et qui les évoquent alors en passant, permettent de faire émerger quelques fragments du stade atteint par l’insurrection qui prend les contours d’une révolution. Les commissariats d’abord paraissent finir d’être pris d’assaut à peu près partout et souvent détruits, tout comme une grande partie des bâtiments étatiques, à peu près partout aussi les supermarchés et autres temples de la marchandise finissent d’être vidés et incendiés, le même sort étant réservé aux propriétés et affaires des Trabelsi en général (7). Au cours de la journée du 15, les mutineries dans les prisons sont appuyées par des attaques de l’extérieur et entraînent des libérations, ou évasions, massives (8). Si encore moins d’informations ne transpirent à propos des règlements de compte et autres actes de vengeance, quelques exemples locaux rapportés les laissent supposer nombreux et représentatifs contre les plus directs collaborateurs du régime. Le laboratoire du gouvernorat de Kasserine, où a été expérimentée plus tôt la pratique négative à l’issue de la vacance du pouvoir, en fournit quelques échantillons : à Thala par exemple, la libération de la ville le 12 a entraîné l’envahissement de la gendarmerie et la mise au jour de la liste des indics, dont on peut supposer l’excellent usage qui en a été fait ; le 15 à Kasserine, la maison et l’entreprise d’un proche du clan Trabelsi sont envahies et saccagées. Pour l’ensemble du pays, le bilan que donnera le ministère de l’Intérieur après la tempête le 17 résume une partie des dégâts en chiffres de cibles saccagées : 85 postes de police, 13 mairies, 43 banques, 11 usines, 66 magasins et centres commerciaux.

Mais en l’espace d’un week-end, cette progression insurrectionnelle est contrée par une répression menée conjointement par les ennemis de la révolte : l’armée, des membres des services de sécurité apparemment restés fidèles à Ben Ali et l’information dominante. Chacun, avec des objectifs finalement peu divergents mais présentés pour les deux premiers protagonistes comme antagoniques, va œuvrer à la défense de l’État, et en l’occurrence de l’État RCD de Ghannouchi et consorts. Pour la première fois depuis le début des émeutes, les militaires, absents ou passifs à Tunis depuis le 13, sont à la manœuvre dès la soirée du 14 pour réprimer les pilleurs, et ce avec les moyens qui sont les leurs : patrouilles, appui des hélicoptères, parachutages, tirs. De leur côté, une fraction de la police et des forces de sécurité, dont surtout les milliers d’hommes de la garde présidentielle, accompagnés certainement de bénalistes et trabelsistes réfractaires, entament des représailles contre les quartiers les plus impliqués dans l’insurrection. Parcourant la capitale en voiture, ils tirent sur les « attroupements » et les habitations, contre lesquelles ils mèneraient également des expéditions punitives. Résultant de la scission au sein des gestionnaires au moment du départ de Ben Ali, une partie de leur action paraît également s’inscrire dans une tentative de déstabilisation, par le désordre, la terreur et le sabotage, de leurs concurrents, projetant ainsi le retour de leur chef déchu. Certaines destructions, et peut-être pillages contre diverses cibles, semblent devoir leur être attribuées, dont celles notamment de gares et d’hôpitaux, à Tunis et à Sousse par exemple. Mais l’information, troisième acteur essentiel de la répression, leur impute rapidement la quasi-totalité des troubles, criminalisant au passage la pratique des insurgés pilleurs renvoyés dans l’ombre en tant qu’acteurs majeurs et autonomes depuis le 12 au soir, et légitimant l’action de l’armée qui les réprime avec l’aval des spectateurs. Désodorisé au jasmin, rhabillé de velours et enterré à la va-vite, l’affrontement entre révoltés et conservateurs des conditions existantes devient celui d’une armée défendant un résultat révolutionnaire face aux criminels bénalistes, les deux étant opportunément complémentaires, à tel point d’ailleurs que rien n’exclut non plus qu’il s’agisse pour ces derniers de flics directement au service de ce « nouveau » régime que rien ne différencie de l’ancien sinon le nom de leur chef, et qui ne viseraient pas tant, par leur provocation, à déstabiliser l’État qu’à éteindre la révolte. Si de nombreux faits rapportés démentent pourtant cette caricature d’opposition spectaculaire, c’est l’impression et les conclusions martelées qui comptent et qui l’emportent dans l’image qui reste. Celle donnée sur les prisons, peut-être mentionnées pour la seule raison de la quarantaine de morts lors de l’incendie de celle de Monastir, suggère qu’elles ont été ouvertes directement ou attaquées par les bénalistes armés, avec toutefois une nuance à peine évoquée mais contrainte pour celle de Kasserine, où des reporters d’une chaîne de télévision française ont filmé son siège par les insurgés et l’intervention militaire pour libérer les prisonniers en évitant un bain de sang. Comme ils sont symboliques, les pillages qui visent les villas des Trabelsi dans les quartiers cossus donnent bien lieu à un traitement particulier, mais la morale est sauve, les Trabelsi n’étaient-ils pas des pilleurs eux-mêmes ? Et de bien pires encore ! Même si, dubitatif, l’observateur middleclass, engoncé dans son étroite logique, s’interroge à propos du saccage insensé de tout ce luxe dont plus personne ne profitera. Partout ailleurs, ce ne serait que psychose et chaos, les informateurs, appliquant leurs propres paradigmes pour recouvrir leur ignorance crasse de ce qui a lieu sur place, répercutent n’importe quelle rumeur, fausse information et manipulation gouvernementale au service de leur scénario. L’ensemble de la manœuvre fonctionne. Dans les quartiers « pauvres », les plus actifs de l’insurrection, alors qu’on est contraint de s’organiser en groupes d’autodéfense, patrouillant et installant des sortes de checkpoints dans les rues, pour parer les attaques armées, on en vient à collaborer ensuite avec les militaires à qui sont livrés les suspects interpellés. Ces groupes sont vite mis à profit par l’État pour pallier l’absence de police, ou pour une partie d’entre elle son occupation à d’autres tâches. Leur généralisation est appelée et encouragée le 15 par les salopes de l’UGTT à la télévision nationale − aux ordres donc − qui mettent le 16 leurs structures à « leur » service. Le retournement est tel qu’Al Jazira, par exemple, en vient à décrire ces groupes de vigilance comme un recours bienvenu contre les « rioters ». Car, dans la confusion ambiante, l’ensemble de la situation est rapporté à vue. De la même façon qu’ils ont fait du général Ammar un résistant à Ben Ali assigné à résidence parce qu’il aurait refusé de faire tirer sur les manifestants, les répresseurs à carte de presse, par symétrie, font d’Ali Seriati, responsable des forces de sécurité, l’orchestrateur des « exactions » et relayent, soulagés, l’annonce étatique de son arrestation le 16 alors qu’il tenterait de fuir en Libye. Ces deux mythes s’effondreront quelques mois plus tard, quand on apprendra qu’Ammar est toujours resté en poste et que Seriati a été arrêté le 14 au soir juste après la fuite de Ben Ali. Mais sur le moment, seul le résultat compte : l’offensive est stoppée dans son élan par l’imbroglio et le sens imposés par ses ennemis.

Les pillages baissent en intensité dans la nuit du 15 au 16, tandis qu’est relatée la reconquête par l’armée des derniers bastions des groupes loyalistes lors de plusieurs combats, progressive et sûre à partir du 17, où elle fait surtout face à des tireurs isolés, avec encore toutefois quelques rixes les jours suivants dans certaines zones, et une tension qui perdurera durant plusieurs semaines. L’omniprésence militaire, les fusillades et tirs à l’arme lourde, et surtout les restrictions de l’état d’urgence, imposent le cadre et l’ambiance d’une guerre civile larvée à la capitale, où l’armée fait figure de sauveur du « peuple ». Nouvel instantané sur le centre tunisien pour présenter un exemple édifiant contre cette imposture : le 16, ce sauveur très spécial évite leur lynchage par les habitants, alors maîtres de la ville, aux derniers snipers de Kasserine, responsables de plusieurs dizaines de morts, qu’il escorte du bâtiment où ils avaient trouvé refuge jusqu’à l’extérieur de la ville. À Tunis, l’efficace contre-feu réimpose l’autorité de l’État et permet à ses nouveaux gérants de ne pas succomber immédiatement. Après l’avoir prise de manière à laisser possible le retour de Ben Ali, Ghannouchi doit bien vite abandonner la présidence, officiellement pour des raisons constitutionnelles, et la cède à un autre cacique du RCD, l’encore plus décati président de la chambre des députés, entérinant le départ définitif de leur chef à tous. Les opposants en exil, aspirant à la même usurpation, accourent au râtelier à l’odeur des élections annoncées et du caractère provisoire du pouvoir. Les gestionnaires réoccupent ainsi le devant de la scène, donnant à voir le criant contraste entre cette poignée de laquais décrépits, leurs minables objectifs, et la vitalité de la multitude gueuse, le champ qu’elle a ouvert, et annonçant la nouvelle phase du conflit qui les oppose.

Contre-insurrection et Caravane de la libération

Revenu à son poste de Premier ministre qu’il occupe depuis douze ans, Ghannouchi ne s’y trompe pas et salue dans la soirée du 16 l’ensemble des forces chargées de la répression, armée, police et garde nationale. En s’arc-boutant sur le motif de la sécurité, efficace contre les émeutiers, et en expurgeant quelques-unes des figures les plus grossières du régime trabelsobénaliste, les rescapés du régime vont tenter de conserver tout ce qui leur semble pouvoir l’être, c’est-à-dire l’ensemble du système en vigueur depuis des décennies. Mais si l’offensive paraît stoppée, un tel objectif s’appuie sur une incapable et inconséquente estimation de ce qui vient d’avoir lieu. Car la chute, à l’issue d’une telle insurrection, d’un dirigeant régnant depuis plus de vingt ans au moyen d’un maillage sécuritaire digne du 1984 d’Orwell crée un appel d’air, un euphorique appétit, de changement, de communication, de débat. Elle révèle la fragilité du pouvoir, la force inédite de ceux qui ont commencé à le faire tomber, suivant un renversement quasi insoupçonnable jusqu’alors, et qui tient tout à coup de l’évidence. À l’inverse d’un apparent retour à la normale, à l’ordre ordinaire, l’espèce de respiration post-offensive se traduit plutôt par un échappement d’aliénation, par la libération de la parole et le possible ouvert, mais le mouvement s’éparpille aussi en tous sens, donnant l’apparence d’un trou d’air, renforcée par la menace entretenue de la guerre civile. Seuls ceux qui la vivent alors peuvent témoigner de l’ambiance d’un tel moment, éphémère et qu’à distance on ne peut qu’essayer de s’imaginer, pour en confirmer ou non la fécondité que les multiples signes d’insoumission accessibles de loin semblent révéler. Qu’illustrent par exemple les propos d’un ministre de l’ex-parti communiste exhortant les Tunisiens à retourner travailler, le même qui, quelques jours plus tard, échappera de peu à une salutaire escrache au milieu des manifestants le traitant de collabo. Les pseudo-acteurs principaux décrits par les agences de presse alors, gouvernants et récupérateurs, sont les seuls à n’y rien comprendre, et à n’y sentir, à juste titre, que menace pour les pauvres rôles auxquels ils s’accrochent, ou que marchepied pour ceux qu’ils convoitent. Les faits accessibles pour la semaine du 18 janvier décrivent une trame qui ne saurait suffire à dire le véritable contenu de ce qui s’y est vécu, dans l’échange, l’interrogation, les spéculations particulières, et probablement dans la poursuite de la table rase hors de Tunis. En surface de cette sourde puissance, et contre elle, les conservateurs travaillent sans perdre de temps à changer les apparences pour que rien ne change véritablement, mais sans mesurer le dosage à appliquer pour faire passer leur imposture. Alors que, depuis les premières heures de leur accession aux commandes de l’État, ils sont critiqués dans les rues de certaines clairvoyantes villes de province réclamant l’épuration la plus large possible, Ghannouchi et son équipe se reconduisent le 18 au sein d’un gouvernement dit « d’union nationale » dans lequel ils conservent les principaux ministères, s’entourant seulement de quelques chefs de l’opposition tolérée sous Ben Ali ainsi que d’un symbolique blogueur. Avant même l’annonce de sa constitution, ils sont quelques centaines à Tunis à manifester contre ce gouvernement dit aussi « provisoire » car chargé d’assurer l’intérim durant la préparation de nouvelles élections. Peu nombreux donc, même si bravant l’état d’urgence, l’occupation militaire qui l’accompagne, et montrant que la rue ne lui a pas été abandonnée. Et cette présence dans les rues ne va jamais s’interrompre durant la semaine, pour progresser dans ses effectifs, qui plafonneront néanmoins à quelques milliers de participants. Dans le reste du pays, les mobilisations paraissent plus larges, proportionnellement à la taille des villes concernées toutefois peu nombreuses elles aussi, mais là encore aucun détail n’en transparaît dans les médias. Si le rejet s’exprime vis-à-vis d’un pouvoir qui réprime à nouveau, pour l’instant à la matraque et la lacrymo, l’ensemble du mouvement a perdu son ampleur, son unité et la qualité de sa critique visible qui se concentre désormais sur le honteux parti RCD, dont l’existence n’est plus tolérée, « RCD dégage ! » remplace « Ben Ali dégage ! », la progression par paliers, la conquête du tout. La pression est suffisante pour que gestionnaires et conservateurs s’adaptent au jour le jour à une menace multiforme qui couve alors beaucoup plus qu’elle ne se concrétise directement et massivement, d’après ce que l’on en sait, et qui perdure surtout du fait de la défection policière. Toutefois aucune reculade, concession, volte-face, émanant des postulants au pouvoir ou de ses tenants déboussolés ne l’éteint : démission des ministres UGTT, dont les responsables ne reconnaissent plus le 18 la légitimité d’un gouvernement auquel ils ont accepté de prendre part le 17, même reniement pour un ministre issu du FTDL, démission du président et de toute la brochette gouvernementale du parti de Ben Ali, dont le bureau politique est dissous, puis le 20 annonces de la formation de commissions d’enquête sur la corruption, la répression des « événements récents », l’amnistie pour les prisonniers politiques, et surtout trois jours de deuil national pour gagner du temps en s’appuyant sur les morts pour faire taire les vivants. Ce jeudi 20, les manifestants tunisois ont poussé jusque devant le ministère de l’Intérieur puis assiégé le siège du RCD, dont l’enseigne sera déboulonnée en fin de journée. Mais l’action paraît plus symbolique que réellement ambitieuse, pour ce qui est de la capitale au moins, car dans le reste du pays ce sont des prises d’assaut plus décidées des bureaux rcdistes, occupés bien souvent et recyclés à d’autres emplois. L’espèce d’épuration des directions de nombreuses entreprises par leurs employés, qui en virent les patrons affiliés au parti unique, s’inscrit également dans ce sillage de la charge insurrectionnelle battue qui a perdu son tranchant, sa profondeur et son unité. Le mouvement de protestation prend l’aspect éclaté des luttes sectorielles où chaque corps de métier porte ses revendications particulières. Alors que sont rapportées des scènes de communion entre manifestants et militaires protégeant le siège du RCD puis celui de Ghannouchi, qu’a été signalée en début de semaine la présence de récupérateurs de toute obédience en tête de cortège, la participation de flics en tant que flics, entre autres corporations, aux manifestations du lendemain, à Tunis et Sidi Bouzid, confirmera cette confusion. Cette dégénérescence de l’action commune à laquelle il manque la radicalité gueuse, absente aussi car si une partie de ses porteurs est bien encore dans la rue, c’est pour y assurer la défense des quartiers où règne maintenant le déni généralisé des pillages. Leur négativité paraît n’être plus que dans les têtes comme spectre, moteur subconscient, menace voire traumatisme. L’autre partie des Tunisiens qui a grossi la mobilisation anti-Ben Ali semble pour sa part dans l’expectative, voire revenue à la délégation de sa vie aux responsables étatiques, à leurs promesses et calendrier.

Une singulière initiative illustre en creux la situation, comme refus de la division et dénonciation du statu quo et de la résignation qui l’autorisent, celle de quelques centaines puis milliers de protestataires des régions pionnières de l’insurrection qui entreprennent de monter à la capitale pour « faire tomber le gouvernement », et à laquelle ils donnent le nom de « Caravane de la libération ». Partis principalement du centre-ouest, ils atteignent Tunis le 23 alors que la mobilisation a pris place depuis deux jours devant les bureaux de Ghannouchi sur la place de la Kasbah. L’intention est honorable, mais on peut s’interroger sur l’attraction centripète à l’origine d’un tel déplacement qui confirme l’État central et la tendance médiatique de ne plus éclairer que Tunis, et par conséquent sur ce choix de ne pas concentrer ses forces sur place à la poursuite d’une pratique négative et autonome alors largement contrecarrée dans la capitale. Car l’intérieur du pays reste dans l’ombre une fois encore, alors qu’il semble s’y produire une agitation autrement turbulente que cette mobilisation tunisoise, bridée par l’omniprésence de la société civile et de ses corps constitués. Ce retour du refoulé l’électrise pour un temps, assurant, en dépit du couvre-feu, une présence nuit et jour sur la place de la Kasbah. Nécessitant le 24 l’interposition de l’armée et la prise de parole du mystificateur et paternaliste Ammar pour garantir la protection militaire de la « révolution » à ses « enfants ». Éjectant sous les insultes le récupérateur et déjà candidat à la présidentielle Marzouki le 25. Dégageant ce même jour une manif pro-gouvernementale. Caillassant les flics le 26. Le 28, cette plèbe finalement bien isolée, ces « nouzouh » noyés dans le centre-ville middleclass, sera évacuée par les flics, auxquels les commerçants des alentours prêteront main-forte, de la place où elle avait installé son campement. La tentative de faire reprendre le feu aura été trop artificielle, et celle d’exporter l’insatisfaction profonde du cœur du pays impossible avec si peu de soutien et dans un tel cadre. D’autant que sont venus très tôt s’y amalgamer les récupérateurs de l’UGTT, et probablement des partis de gauche, se vantant même d’encadrer la marche, qui n’a gardé que peu de temps la forme de l’auto-convocation, si elle l’a eue un jour. De la même façon, la plupart des entités qui apparaissent alors dans de multiples villes sous la dénomination de « Conseils de défense de la révolution », qui occultent les expériences véritables d’auto-organisation propres au débat, les comités locaux et assemblées possibles notamment, paraissent bien émaner en majeure partie d’initiatives syndicales camouflant à peine leur rôle dans ses créations. À la remorque de la révolte jusqu’au départ de Ben Ali, mais suffisamment poussée au cul pour éviter un discrédit complet, l’UGTT profite désormais de la détente et de la concentration de la colère contre la survivance du RCD, pour tenter de rattraper son retard, ménageant la chèvre et le chou, feignant d’appuyer la protestation avec l’organisation de grèves et manifestations pour négocier en coulisse avec ses condisciples du pouvoir. Échaudée par son empressement fautif à participer au cabinet de Ghannouchi le 16, la centrale syndicale a donné des gages aux naïfs en retirant ses ministres du gouvernement et ses députés du parlement le 17, qui y sont donc restés jusque-là, pour paraître ensuite accompagner la fronde anti-gouvernementale. Cela jusqu’à une grève nationale dans l’enseignement prétendument illimitée le 24, mais à laquelle il sera mis fin dès le lendemain, jour de l’annonce imminente d’un remaniement ministériel. Son officialisation a lieu dans la soirée du 27, avec l’expulsion des ministres Ben Ali, mettant fin aux mobilisations par à-coups si typiques des manœuvres de ces syndicrapules qui tolèrent alors le maintien de Ghannouchi, et lâchent ainsi les occupants de la Kasbah. Ces derniers tiennent toujours la place le lendemain avant donc d’être violemment dégagés par les flics, auxquels leurs collaborateurs militaires ont laissé le champ libre, pour une évacuation préparée par une campagne de dénigrement des jeunes occupants dans les médias tunisiens, assez vite persona non grata sur la place, et par de nombreux facebookers tunisois. La nasse des parasites et imposteurs consacrés par l’information dominante, UGTT, armée, zélés des réseaux sociaux, s’est refermée, rendant visible la division essentielle entre les insurgés et leurs faux alliés, si impudemment résumée par un « intellectuel de gauche » cité dans le journal algérien Liberté : « La révolution était spontanée, mais la gestion de l’après-Ben Ali ne peut pas être spontanée. Ce ne sont pas les comités populaires qui vont gérer la transition. Ce ne sont pas les émeutiers de Sidi Bouzid ou de Kasserine qui vont siéger au gouvernement. Il y a un minimum de sérieux. » Mais contre l’ensemble de ces salopes impatientes du retour à l’ordre et qui s’accaparent le résultat des combats menés par d’autres, bavant et ânonnant le mot révolution des cadavres plein la bouche, le snobé intérieur du pays, rebaptisé « l’Extérieur », montre des signes d’insoumission bienvenus. Si ce ne sont pas des insurgés lucides qui ont attaqué durant les derniers jours les sièges de l’UGTT, comme le prétendent les médias, ce sont donc des provocateurs du RCD et les flics, confirmant la possible orchestration par l’État des « exactions » et du maintien de la tension dans le pays depuis le 14 janvier. En tout cas, à Tajerouine le 28, et surtout à Kasserine le 31, il faudra laisser penser, suggérer ou affirmer sans preuve ni témoignage probant qu’on détruit des bâtiments étatiques sous l’influence d’une manipulation venant d’on ne sait où, RCD, Ben Ali… L’Extérieur menace encore. Alors que toute la piétaille réformiste veut croire à la stabilité retrouvée, un nouveau bilan des tués, largement revu à la hausse, le chiffre passant de 78 à plus de 200, est censé venir clôturer « la révolution tunisienne », dévoilant au passage le stade atteint dans l’affrontement, l’importance de la répression qui a échoué, et celle de la détermination qui lui a tenu tête.

 

Pour qui s’est préoccupé de l’issue des insurrections de ces dernières décennies, l’essoufflement du mouvement tunisien paraît d’abord une fatalité, entré dans une phase de pseudo-victoire durant laquelle ses devanciers ont généralement succombé face à l’action conjointe de la récupération et de la répression, et surtout de l’isolement opéré par l’information dominante empêchant les possibilités de propagation et de soutiens offensifs hors des États concernés. Mais cette appréciation est ici très rapidement contrebalancée par l’impact au-delà de la Tunisie du succès partiel obtenu. La déformation médiatique de l’insurrection, relayée du point de vue de la conservation de l’essentiel du règne étatique et marchand, a donné lieu à une publicité abondante et, dans une large part positive, du détrônement légitime du tyran, une fois celui-ci considéré comme inéluctable. Chose inédite pour un soulèvement depuis dix ans au moins, à partir du 14 janvier, l’insurrection devient un événement mondial dans l’information, même si, important bémol, c’est à l’intérieur du « monde arabe » qu’en est cantonnée l’incidence possible. Si, comme c’est toujours le cas pour des faits négatifs d’une telle ampleur, l’inquiétude, voire l’effroi, dans le camp conservateur a bien passé les frontières, elle va cette fois s’accompagner de l’exaltation proportionnelle des anonymes qu’il gère, tributaires du même ordre, et qui se reconnaissent dans le soulèvement de leurs pairs tunisiens. Dans un premier temps, durant la semaine du 17 au 23, l’internationalité des conditions tunisiennes se traduit par des immolations en série en Algérie, en Mauritanie, au Maroc, en Égypte ; ainsi que par des mobilisations encore limitées et souvent encadrées au Yémen, en Jordanie, au Soudan, à Oman. Les homologues de Ben Ali, dont seul l’infatué Kadhafi a regretté publiquement la fin, s’affairent à la mise en place de premières mesures prophylactiques, avec notamment un plan pour réduire les prix des combustibles et des produits de base en Jordanie, une hausse des subventions pour le chauffage des fonctionnaires en Syrie. À partir du 24, le pire qu’ils craignent, la « théorie des dominos », encore hypothétique bien qu’évoquée ici et là par l’information occidentale et Al Jazira, qui se veulent à l’abri et s’imaginent dans son éventualité en dicter les perspectives et la direction, va prendre corps dans une mesure pour le coup au-delà de toutes les projections autorisées de ceux qui cachent à peine redouter le grand saut dans l’inconnu qu’elle promet. Tirée de l’isolement qui était le sien après la défaite des émeutiers d’Algérie, l’insurrection tunisienne devient via l’Égypte l’événement fondateur d’un ensemble révolutionnaire dont elle va désormais dépendre.

Partie rédigée en 2013, révisée pour publication en 2020

 

1. Circonscription administrative, équivalent d’une sous-préfecture française.

2. Équivalent d’une gendarmerie, mais sous l’autorité du ministère de l’Intérieur.

3. Les premiers signes d’un bouillonnement régional au-delà des frontières apparaissent ce 26 décembre dans la ville de Tinghir, au Maroc. 15 000 personnes y défilent pour protester contre la marginalisation de la région. Les différentes fractions récupératrices, islamistes et amazigh, qui les encadrent se renverront ensuite la responsabilité des débordements qui ont subverti leur gentil programme  : assaut contre la préfecture, caillassage des flics, « actes de vandalisme ».

4. Des émeutiers dits « surexcités » tentent le 7 de pénétrer dans la Maison de la presse à Alger. Autre exemple : « À Bab El-Oued, les émeutiers repoussent les journalistes et les photographes. “Ici, c’est nous qui dirigeons ! Allez filmer ailleurs. Nous n’avons pas besoin de journaux, de radio ou de la télévision. Dites-leur que nous allons tout brûler demain (vendredi, ndlr)”, crie un émeutier à l’endroit des journalistes et des reporters photographes. »

5. Ce même 4 janvier, dans la ville de Maan, dans le sud de la Jordanie, les funérailles de deux personnes tuées au cours d’une dispute dite tribale concernant l’attribution d’emplois tournent à l’émeute. Des bâtiments administratifs sont attaqués, dont un tribunal brûlé, ainsi que des commerces, le poste de police de la ville est la cible de tirs par armes à feu.

6. « “There are no leaders, that is the good thing,” one protester declared Friday as thousands crowded around the Interior Ministry just before the police imposed martial law and Mr. Ben Ali left the country. »

7. « C’est une débandade qui nous effraie. Ces gosses ne s’attaquent plus seulement aux biens de la famille Trabelsi, mais à des postes de police, aux biens de tous. On est toujours sous couvre-feu et on a très peur. On espère tout de même que cette annonce va calmer les esprits. »

« Plusieurs quartiers ont été soumis la nuit précédente à des pillages. Des boutiques et résidences de luxe, propriétés de la famille de Ben Ali et de son épouse Leïla, ont été particulièrement ciblées. À la sortie nord de Tunis, l’hypermarché Géant a été pillé samedi matin, après avoir été attaqué et partiellement incendié la veille. Selon un photographe de l’AFP, des dizaines de personnes sortaient du centre commercial, en emportant tout ce qui leur tombait sous la main, en l’absence de tout représentant des forces de l’ordre. Certains pilleurs fracassaient également les vitrines de magasins épargnés par les flammes, tandis que des chariots vides étaient éparpillés jusque sur une autoroute proche. »

« Some rioters appeared to be targeting businesses owned by members of Ben Ali's family. In Tunis, a branch of the Zeitouna bank founded by Ben Ali's son-in-law was torched, as were vehicles made by Kia, Fiat and Porsche - carmakers distributed in Tunisia by members of the ruling family. »

Le 15 : « Black smoke billowed over a giant supermarket in Ariana, north of the capital, as it was torched and emptied. Soldiers fired warning shots in vain to try to stop the looters, and shops near the main bazaar were also attacked.»

« Au nord de Tunis, du quartier du Kram à celui de la Marsa, les biens détruits ne l’ont pas été par les milices de l’ancien régime. Le magasin Monoprix de Carthage, par exemple, a été incendié, sans que la banque voisine ou les commerces alentour soient touchés. Samedi, en plein jour, on pouvait encore croiser, ici et là, des pilleurs besogneux, poussant des chariots regorgeant de ce qu’ils avaient pu grappiller parmi les décombres du grand magasin – propriété d’un membre de la belle famille de l’ex-président. »

8. L’édition du Monde du 26 janvier parlera de 11 000 évadés, dont 9 500 alors toujours en liberté.

 

Hiver 2011, le commencement d'une époque