avenir d'une offensive

Insurrection en Libye

Contexte

Par plusieurs aspects, dont l’immensité de son territoire en majeure partie désertique, l’influence encore vivace des liens tribaux, et la conservation du même dirigeant depuis plusieurs décennies, la Libye présente à première vue les traits d’une version nord-africaine du Yémen. Mais quand ce dernier reste dans une relative obscurité médiatique, l’État libyen, qui compte moins de 8 millions d’habitants, doit son exposition particulière à l’étrange créature qui lui sert de chef et auquel le monde l’identifie à travers l’une des dernières aussi grotesques personnalisations de l’État : la Libye, c’est Kadhafi, Kadhafi, c’est la Libye. Si la concentration durable des pouvoirs entre les mains d’un tel personnage tient à des conditions objectives relativement simples qui consistent dans sa mainmise sur d’importantes ressources pétrolières et leur utilisation à des fins de conservation, elle résulte aussi de la capacité dudit personnage d’avoir su endosser les rôles que le spectacle lui a confiés au fil de l’époque où cette allégorie semblait la plus à même de signifier l’aliénation des humains. Que ce soit comme dirigeant « anti-impérialiste », épouvantail terroriste ou malade mental au service de la forteresse européenne, Kadhafi est, suivant les nécessités de chaque moment, une caricature adaptée au schéma dominant. Celle de Nasser d’abord, quand en 1969 il accède à la tête du pays en déposant avec d’autres « officiers libres » le monarque adoubé par le Royaume-Uni après « l’indépendance » (1). En ces temps où la révolution, sous ses diverses falsifications étatisées, est plus que jamais à la mode, le coup d’État recueille les bénéfices des régulières protestations populaires qui avaient fragilisé le roi Idris, dont les émeutes de 1967 désormais abusivement présentées comme de simples pogroms anti-Juifs. Pseudo-garant d’une véritable émancipation de la tutelle occidentale, le colonel putschiste s’inscrit à la suite de son modèle égyptien dans l’idéologie déjà moribonde du panarabisme vaguement socialiste. Après l’échec des tentatives de fusion interétatique avec les pays voisins, il trouve chez Mao l’inspiration et les moyens tactiques de sa monopolisation du pouvoir sur le sol libyen. Au cours des années 1970, « révolution culturelle » et « Livre vert » fondent ainsi une singulière organisation étatique intitulée « Jamahiriya », une massocratie où l’État disparaîtrait au profit d’une fallacieuse « démocratie directe » appuyée sur les identités nationale, tribale et religieuse, et mise en pratique à partir d’un système de « comités populaires » maillant le territoire et centralisés dans un « congrès du peuple ». Dans le patchwork formant la sommaire doctrine kadhafiste, la critique du parlementarisme et des partis politiques permet la suppression de toute concurrence, dont au premier chef celle des autres « officiers libres », sous couvert d’une sorte d’autogestion généralisée chapeautée par un despote dont le contrôle sur l’ensemble est assuré à partir de 1977 via des milices répondant au burlesque nom de « comités révolutionnaires » (2). La double pensée orwellienne est portée à son comble, chaque idée subversive de l’époque mise au service de son contraire, la mascarade se concrétisant dans l’absolutisation progressive du pouvoir séparé. Personnaliser la transgression par la critique des institutions et des corps intermédiaires, jusqu’à faire disparaître officiellement sa propre fonction de chef de l’État, simuler le changement permanent au gré des circonstances et au nom du « peuple » devient la méthode de gestion de celui qui, après la révolution iranienne, se proclame opportunément, en révisant son propre mythe, « guide de la révolution ». Comme Khomeiny, qu’il soutiendra lors de la guerre Iran-Irak, il prend les habits de l’anti-occidentalisme, et son implication supposée dans le terrorisme international et l’appui donné à quelques guérillas africaines lui assurent alors l’image de résistant à l’Amérique, mystification grandement facilitée par le portrait effroyable fait de lui par la presse occidentale puis par les bombardements états-uniens de 1986. Dans l’opposition libéralisme-islam qui assure déjà la paralysie du débat sur le monde, c’est la fonction qui lui est confiée, celle d’ennemi officiel, la pseudo-proue d’une résistance à l’impérialisme. La posture tiers-mondiste s’accompagne à l’intérieur d’une répression féroce des opposants, et le contrôle de l’information ne laisse pas percevoir de profondes et durables contestations, mis à part les multiples tentatives de coup d’État avortées qui se soldent par l’exécution publique de leurs instigateurs. Le pétrole assurant seul les bonnes conditions de la navigation manœuvrière et idéologique de Kadhafi, la baisse du prix du baril au cours des années 1980, accompagnée d’une lamentable débâcle militaire au Tchad et de l’écroulement de l’allié soviétique, entraîne les premières réformes du capitalisme d’État. Apparaissent aussi de plus significatives traces de mécontentement populaire encore accru ensuite par les pressions occidentales, dont un nouvel embargo imposé au pays à partir de 1992 et consécutif à deux attentats contre des avions de ligne occidentaux imputés au régime libyen. La restructuration de l’armée au profit des seuls kadhafas fragilise l’équilibre tribal globalement maintenu jusqu’alors, tandis que l’identité religieuse de l’État, malgré les mesures prises pour la renforcer, dont l’application plus stricte de la charia à partir de 1993, ne suffit plus à détourner l’insatisfaction, exacerbée par la dégradation des conditions de survie, et mise à profit par des groupes armés opérant dans l’est du pays. À l’instar des autres dirigeants arabes durant cette décennie, les possibilités de son retour en grâce diplomatique s’éprouvent d’abord dans la capacité de Kadhafi à mater la rébellion dite islamiste qui a tenté à plusieurs reprises de l’assassiner. Les attentats du 11 septembre 2001, qu’il condamne immédiatement, lui offrant ensuite l’occasion de s’aligner sur l’alliance internationale contre l’islamo-terrorisme, choix judicieux dont la pertinence est encore davantage confirmée par le sort fait deux ans plus tard à son homologue irakien Hussein, qui l’avait progressivement remplacé dans le rôle du grand méchant Arabe. Il obtient à force de concessions la levée des sanctions internationales et devient le collaborateur de ce contre quoi il avait prétendument forgé l’identité de son régime, assurant par ce revirement les moyens de sa conservation d’abord fragilisés par l’abandon contraint de ses armes les plus dissuasives. Un vague projet panafricain, dont il se rêve le roi parce qu’il le finance, et quelques outrances verbales maintiennent péniblement l’image anti-coloniale d’un pantin vieillissant dont la marge de manœuvre dans ses nouvelles fonctions ne consiste plus qu’à monnayer son pays et ses services, confortablement assis sur un baril de pétrole reparti à la hausse depuis la guerre du Golfe. Il marchande son contrôle de l’immigration africaine à destination de la forteresse européenne, les informations de ses services de renseignement, ainsi que l’accès au marché intérieur libyen désormais ouvert aux entrepreneurs étrangers. Si l’information dominante s’est alors complu à montrer la pathétique extravagance du dictateur, elle n’a pu cacher la déférence avec laquelle, de Blair à Sarkozy, les gouvernants européens, entre autres, si raisonnables et si soignés, ont accouru à Tripoli, ou l’ont invité en grande pompe, pour se disputer l’obtention espérée d’une part du gâteau. C’est l’une des vertus des bouffons que d’étaler au grand jour le ridicule de ceux qui viennent ainsi les flatter et dont, pour la galerie, ils s’amusent. À la fin de la décennie, Kadhafi, plus répugnant que jamais en pseudo-Bédouin botoxé, est ainsi leur allié public, leur complice avéré, pas moins que Ben Ali, Moubarak ou Assad, dont il suit la même pente : libéralisation marchande accélérée dont le butin finit dans les poches de ses proches, dont ses fils, polissage de l’image du régime via le plus présentable d’entre eux, Saïf al-Islam, acquis à la réforme et rompu aux cuisines diplomatiques sous couvertures humanitaire et caritative. Cela vaudra à la Libye les félicitations répétées du FMI, dont un des derniers rapports la concernant, ironiquement publié le premier jour de l’insurrection mi-février, louera les mesures économiques entreprises et encouragera leur continuation. Kadhafi est alors devenu visiblement ce qu’il est essentiellement : une baudruche du spectacle gonflée à l’hypertrophie médiatique d’une époque, un simple équivalent surreprésenté des monarques du Golfe qui règnent comme lui sur un désert pétrolifère.

En écartant le rideau de ce théâtre de guignol, on est d’abord frappé par le grand vide aride et caillouteux qui accule la quasi-totalité des Libyens à l’étroit littoral qui court d’est en ouest au bord de la Méditerranée. L’identité bédouine véhiculée à outrance par Kadhafi recouvre en fait des zones denses et urbanisées où se concentre ce que l’irruption récente et effrénée du totalitarisme marchand produit partout ailleurs dans l’hémisphère Sud : des pauvres modernes majoritairement jeunes. Si l’écart entre leurs conditions d’existence et le montant astronomique de la rente pétrolière suffit à ridiculiser les diagnostics fantasmatiques des organismes internationaux, la redistribution d’une partie de la manne leur épargne toutefois une extrême misère, à la différence du Yémen par exemple ou même de l’Égypte, et assure encore sa part dans le contrôle de l’insatisfaction. L’évolution libérale a seulement, si l’on peut dire, décuplé corruption, chômage et inégalités. Quoique encore assuré par la politique clientéliste à destination des tribus, les vestiges de l’État providence et la privatisation progressive des forces répressives, l’équilibre dans la gestion de l’ordre paraît toutefois de plus en plus précarisé par la tendance continuelle à l’accaparement croissant des ressources et par la concentration des pouvoirs qui l’accompagne. L’unité nationale, tant vantée par l’idéologie kadhafiste qui en constitue le ferment, est en butte à des disparités territoriales et tribales qui se traduisent notamment par le délaissement de la partie orientale du pays connue sous le nom de Cyrénaïque tandis que la Tripolitaine, à l’ouest, jouirait d’un meilleur sort. Tripoli d’un côté et Benghazi à plus de mille kilomètres de là se partagent près de la moitié de la population du pays divisé à mi-chemin par la frontière naturelle du désert de Syrte. Ce découpage régional, complété par une troisième entité nommée Fezzan, au sud de la Tripolitaine, provient de l’amalgame postcolonial de territoires disparates dont la fragile unité n’a été véritablement instaurée et précipitée sous la monarchie, jusque-là fédéraliste, qu’après la découverte de gisements de pétrole en Cyrénaïque. Avant cette constitution de l’État libyen moderne, consécutive à la fin de la présence italienne, la Tripolitaine avait brièvement pris la forme d’une république au sortir de la Première Guerre mondiale, la Cyrénaïque celle d’un émirat dirigé par Idris Ier, leader de la confrérie religieuse des Senoussi. Après la révolution iranienne, la chasse aux opposants a particulièrement ciblé la mouvance islamiste, dont les principaux tenants étaient ainsi implantés dans le territoire originel de la Senoussiya, à l’est. Elle semble alors la seule forme d’opposition organisée et visible apte à concurrencer la posture anti-occidentaliste de Kadhafi et évolue sous l’effet de la répression qui lui donne du crédit, suivant le modèle de sa radicalisation à l’échelle internationale. Aux Frères musulmans, puis aux salafistes, se sont ajoutés des groupes armés djihadistes de retour au pays quelques années après le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan. C’est du moins sous ce masque religieux qu’apparaît dès 1989 une inédite agitation sociale en Cyrénaïque, et jusqu’à Misrata alors, sans que l’on puisse déceler de mouvement populaire émeutier durant l’effervescence insurrectionnelle qui défie l’ordre du monde jusqu’en 1993 et semble donc avoir épargné la Libye. Comme en Algérie et probablement sous l’effet des puissantes révoltes qui agitent alors ce voisin frontalier, chaque insoumission collective qui se produit ensuite est attribuée aux « islamistes », justifiant une vaste campagne d’arrestations qui s’abat sur quiconque se voit identifié comme tel. En juin 1995, d’arbitraires interpellations de cet ordre ont donné lieu à plusieurs jours d’émeutes à Benghazi, El Beïda, Tobrouk et Umm Ar Rizam. Leur écrasement aurait fait plusieurs dizaines de tués. En septembre de la même année, 30 personnes ont été tuées au cours d’une nouvelle poussée de colère à Benghazi relayée comme de simples affrontements armés entre forces de sécurité et intégristes. Elle est le point de départ d’une guérilla qui durera jusqu’en 1999 et s’accompagne d’une amplification de la répression avec de lourdes opérations militaires sur la région. L’hystérie répressive culmine en 1996. La prison d’Abou Salim, dans le sud de Tripoli, désormais entièrement réservée aux prisonniers raflés dans le cadre de cette contre-insurrection, y est au mois de juin le théâtre d’une mutinerie anéantie par le régime, qui y massacre plus de 1 200 détenus. Bien que la tuerie et surtout son bilan humain ne soient divulgués que des années plus tard, il est difficile de ne pas voir dans cet événement les conditions propices de l’émeute qui éclate le mois suivant à l’occasion d’un match de foot entre deux équipes de Tripoli. La victoire arrangée du club appartenant à l’un des fils Kadhafi, Saadi, présent dans le stade, y a entraîné la colère des supporters adverses qui, après avoir crié leur haine du régime, envahi le terrain et poignardé l’arbitre, se sont affrontés avec les services de sécurité puis ont exporté leur émotion dans la rue, y attaquant les commerces et se mesurant, pour certains en armes apparemment, aux forces de sécurité. Les affrontements y auraient fait de 8 à 50 tués. L’événement, quoique faible et isolé, dévoile au moins que la colère ne concerne pas la seule Cyrénaïque, ni les seuls prétendus islamistes auxquels est attribué la même année un « soulèvement » dans la ville de Derna après des rafles auxquelles se sont opposés les habitants, et dont l’issue restera obscure du fait du silence occidental et de la propagande locale, mais qui paraît avoir été violemment écrasé. À la fin de la décennie, la contamination par le VIH de plusieurs centaines d’enfants soignés à l’hôpital de Benghazi menace d’entraîner de nouveaux troubles dans la grande ville de l’Est avant que Kadhafi ne livre à la vindicte populaire quelques infirmières bulgares, opportuns boucs émissaires, et retourne la situation à son avantage en faisant d’elles un nouvel objet de marchandage auprès des dirigeants occidentaux. Enfin, en juillet 2000, d’énièmes décisions arbitrales défavorables au club de foot de Benghazi, alors grand rival de celui de Saadi Kadhafi, sont à nouveau l’occasion d’exprimer le rejet de l’iniquité du pouvoir : envahissement du terrain puis de la rue, défilé d’un âne aux couleurs du fils Kadhafi, incendie des portraits du père, destruction du siège local de la fédération nationale. En représailles, le rejeton, particulièrement détesté comme ses frères dans la région, fait emprisonner des dizaines de personnes, pour certaines alors torturées et condamnées à mort, puis plus tard raser toutes les installations du club de Benghazi, laissant derrière lui une tenace rancune. Quand, en février 2006, l’accumulation de ces facteurs de révolte se concrétise enfin au cours de plusieurs jours d’émeutes, l’amalgame médiatique parvient à réduire l’événement à son apparent déclencheur et à le noyer ainsi dans le spectacle en cours alors à l’échelle internationale, celui des caricatures occidentales de Mahomet et de l’indignation du monde musulman, mais il a aussi laissé transparaître une pratique de la révolte sinon indétectable à distance durant cette décennie. L’épisode libyen est alors symptomatique de cette séquence mondiale où les États musulmans, Syrie et Iran en tête, ont d’abord instrumentalisé à leur profit le scandale répandu par l’information avant que dans certains d’entre eux, au Pakistan notamment, les troubles ne débordent leur cadre initial et délaissent les seules cibles diplomatiques pour en dévaster de multiples autres principalement marchandes. À Benghazi, l’instrumentalisation n’a pas fait long feu, tout au plus durant les quelques minutes de la mobilisation initiale à la sortie des mosquées, probablement approuvée voire encouragée par le régime et ses imams stipendiés, avant que les slogans entonnés contre Kadhafi et l’assaut contre le consulat italien, visé parce qu’un ministre de l’ex-pays colonisateur a arboré quelques jours plus tôt un t-shirt reproduisant les dessins danois, n’entraînent l’affolement des forces de sécurité qui ont alors réprimé à balles réelles, faisant une dizaine de tués. La colère s’est ainsi étendue les deux jours suivants contre les troupes policières, et jusqu’aux villes de Derna et Tobrouk apparemment, pour un bilan final de 26 morts et plusieurs dizaines de bâtiments étatiques brûlés, dont ceux des CR. Il a fallu ensuite le déploiement de renforts militaires, la coupure des communications numériques, de nombreuses arrestations, et plus tard l’indemnisation des familles des victimes pour venir à bout d’une fronde que l’information, en bon complice du régime, avait préalablement circonscrite à la susceptibilité islamiste. Or les émeutes de février 2006, aussi insuffisantes qu’elles puissent paraître, apparaissent au contraire comme un indicateur majeur de l’usure, aussi palpable à l’échelle du monde alors, de la méthode de dérivation du négatif vers la chicane islamo-terroriste, dont la version libyenne, ce GICL (groupe islamique combattant en Libye) assimilé à Al Qaeda, sera bien ressortie du placard les années suivantes mais dans le cadre de négociations avec l’État. Elles sont surtout alors la démonstration de la fragilité, au moins dans cette partie du pays, du verrouillage sécuritaire et de l’hégémonie kadhafiste, et le moment où les gueux éprouvent enfin leur puissance, hors des encadrements et des étiquettes idéologiques qui leur sont imposés, comme leurs pairs tunisiens et égyptiens le feront à Redeyef et Mahalla El-Kobra en 2008. Il est fort probable alors que ce qui est rendu visible par le biais d’une médiatisation particulière liée au contexte mondial dans lequel elles sont enfermées ne soit que la partie émergée concernant un État négligé par l’information seulement obnubilée par l’agité du bocal censé le diriger.

Janvier 2011, l’effet algéro-tunisien

La révolte paraîtra ainsi surgir de nulle part en 2011, la plupart des commentateurs s’accordant pour dater cette soudaine irruption du milieu du mois de février. Ses premières manifestations interviennent un mois plus tôt alors que les charges émeutières contre les deux États avec lesquels la Libye partage sa frontière occidentale, Algérie et Tunisie, parviennent aux Libyens via les chaînes satellitaires arabes. Quand dans le second elles mettent déjà en jeu la débâcle du régime, l’image de Kadhafi fait encore écran pour un temps. Tandis que ses homologues arabes optent pour la discrétion, on le voit sermonner à bonne distance les révoltés tunisiens coupables de la chute d’un de ses plus anciens complices. On ne saurait dire les parts de présomption et de bluff à l’origine d’une telle sortie, sinon qu’il manœuvre comme il a toujours manœuvré, en focalisant les regards par la plus grossière comédie pour détourner l’attention. Mais derrière l’intrépidité de façade, c’est déjà la frousse qui suinte. Soudainement préoccupé par les conditions de survie de ses sujets, il a pris dès le 10 janvier plusieurs mesures préventives, dont la suppression des taxes sur les produits alimentaires et la facilitation d’accéder à des crédits sans intérêts, auxquelles viendra s’ajouter l’achat de stocks de blé pour enrayer une éventuelle et problématique hausse des prix. Il lui faut ainsi dans la précipitation tenter d’éteindre tous les motifs de révolte, nombreux ici comme ailleurs, en exigeant par exemple le 13 janvier devant le « congrès du peuple » la remise de logements à des familles déplacées de leurs taudis quelque temps auparavant avec l’arbitraire libéral et la brutalité bureaucratique habituels de son système hybride. Car le mythe de l’État providence libyen qui garantirait santé, logement et éducation semble pour le coup de plus en plus mité, contraignant, ici comme ailleurs, les pauvres à ce que le langage châtié des universitaires qualifie d’informel : débrouille et bidonvilles. Le contexte rappelle celui des colères algériennes, et l’initiative de Kadhafi devant son parlement fantoche n’y peut rien, voire envenime leur équivalent libyen. Le soir même en périphérie de la capitale, des milliers de personnes, en attente de logement depuis des années, envahissent des complexes immobiliers neufs ou en cours de construction. Durant quatre jours consécutifs, d’autres pauvres font de même à Benghazi, El Beïda, Derna, Bani Walid et Sebha, s’emparant de milliers d’appartements et s’attaquant au passage aux sociétés étrangères, généralement asiatiques, qui les construisent, et à leurs employés expatriés. Sachant le recours au sentiment xénophobe utilisé régulièrement par le passé pour détourner l’insatisfaction (3), et au vu de la passivité policière mentionnée par les quelques articles qui relatent sommairement les faits, il ne paraît pas à première vue improbable que Kadhafi joue au pompier pyromane dans l’espoir que la soupape libère un peu de pression. Il est surtout possible que les assaillants soient conscients de cette opportunité pour obtenir enfin ce qu’ils attendaient depuis longtemps et dénoncer la corruption à l’origine de l’injustice qu’ils subissent. Mais au moins à El Beïda et Derna, toutes deux situées en Cyrénaïque, la fièvre tunisienne, qui vient tout juste de foutre Ben Ali dehors, a enhardi les esprits et il est déjà question d’affrontements, de pillage et de tabassage de journalistes. Le laisser-faire policier, tout relatif pour ces lieux au moins, devrait ainsi davantage à la peur de voir ces étincelles allumer au premier tué un irrésistible incendie qu’à une hasardeuse manœuvre. Hypothèse confirmée moins de dix jours plus tard avec l’annonce gouvernementale d’un investissement de 24 milliards de dollars pour la construction immobilière et l’attribution de logements : ça flippe sec. Dans une interview pour Nessma TV, Kadhafi se prétend désormais partisan des « révolutionnaires » tunisiens et assure ne pas soutenir la famille Trabelsi. Mais ce côté-là de la frontière n’est plus la seule menace alors, à l’est l’ordre dans l’État voisin égyptien commence à son tour de vaciller. Son effectif effondrement va entraîner la radicalisation de la révolte en Libye.

Du 15 au 18 février, Blitzkrieg à l’est

L’insurrection libyenne est aujourd’hui connue sous l’appellation de « révolution du 17 février », et c’est effectivement pour cette journée qu’ont été lancés, apparemment dès le début du mois par le biais de pages Facebook, plusieurs appels à manifester suivant le modèle éprouvé en Égypte et avec la reprise de l’intitulé « jour de colère ». L’un d’entre eux proposant de commémorer les tués des émeutes de Benghazi tombés à cette même date cinq ans plus tôt. Pour contrer une telle menace, en marge d’un de ses discours publics le 13, Kadhafi donne la parole à un prétendu « représentant des martyrs de Benghazi » qui lui renouvelle son allégeance et menace de l’instrumentalisation qui pourrait être faite des victimes dont il a officiellement la charge. Ce sont d’autres martyrs qui vont avancer le début des festivités et bousculer le programme des réseaux sociaux et leurs appels à des réformes « économiques et politiques ». Dans l’objectif de contrecarrer les manifestations annoncées, le régime s’emploie préventivement à l’arrestation de plusieurs figures de la société civile supposées être leurs instigateurs. Le 15 février à Benghazi, celle d’un avocat, porte-parole des familles des prisonniers massacrés lors de la mutinerie d’Abou Salim en 1996, donne lieu dans l’après-midi même au premier rassemblement dans la ville frondeuse de l’Est. D’abord pacifique et limité aux proches des disparus qui, organisés en un collectif, ont depuis plusieurs années pris l’habitude de réclamer enquête indépendante et indemnisation lors de telles mobilisations devant le palais de justice, il se change en s’étoffant en protestation de plusieurs centaines de personnes contre le pouvoir. La libération de l’avocat dans la nuit, après des négociations avec les pires crapules de la clique kadhafiste, la progéniture Saadi et Senoussi, le responsable de la sécurité et répresseur direct d’Abou Salim, n’altère en rien la colère. Les premiers affrontements avec des « partisans » de Kadhafi, puis avec les forces de sécurité qui ont dispersé le rassemblement, ont éclaté dans la soirée et se poursuivent alors. Il y aurait déjà des dizaines de blessés, des incendies de voitures et des blocages de route. Ici le conditionnel s’impose pour une raison particulière à la situation libyenne, quoique très voisine de celle des premières émeutes de l’arrière-pays tunisien. Parce qu’ils ne sont pas autorisés à pénétrer sur le territoire, il n’y a pas de journalistes de l’information dominante en Libye et il n’y en aura pas avant que les insurgés n’aient fait tomber la quasi-totalité de la Cyrénaïque le 21 février. Et encore à partir de cette date, ils se cantonneront à la partie « libérée » sans mettre les pieds dans les villes qui connaissent leurs moments décisifs. Deux principales sources d’information sont dès lors relayées : d’une part les témoignages des habitants sur place, soit qu’ils communiquent avec les médias étrangers, soit qu’ils le fassent par les réseaux sociaux d’Internet, avec notamment les multiples vidéos postées sur Youtube ; d’autre part les médias libyens qui eux-mêmes se divisent en deux catégories. À la vieille école du journalisme d’État, entièrement à la botte du pouvoir et qui montre déjà sur ses écrans quelques manifestations en sa faveur dans certaines villes de la Tripolitaine, s’est ajoutée au cours des dernières années une sorte d’information semi-indépendante sous l’impulsion de Saïf al-Islam. Aux antipodes de l’outrance paternelle, ce trentenaire propre sur lui, censé incarner durant la décennie 2000 la modernisation de l’État, a créé en 2007 un groupe de presse, dit privé mais qui lui appartient alors, comprenant deux journaux, Oea et Quryna, ainsi qu’une chaîne de télévision, Al-Libya, pendant maison des chaînes satellitaires arabes que ces nouveaux médias ont pour objectif de concurrencer. Sur ce point, comme sur d’autres, le supposé réformateur du pays et dauphin quasi officiel de son père s’est heurté à la vieille garde du pouvoir, duel oscillant entre adéquate complémentarité et lutte d’influence. En 2009, la vitrine réformiste Saïf perd du terrain, Al-Libya est finalement nationalisée, les journaux papier peu de temps après suspendus ou interdits de publication. C’est tout l’équilibre précaire du régime durant cette période qui s’illustre là quand la moindre ouverture menace une partie de ses conditions d’existence et doit être fatalement supprimée, impliquant au passage la répression des quelques inconscients qui l’avaient prise au sérieux et en usaient pour dénoncer la corruption au sommet de l’État. En 2011, Oea et Quryna n’en continuent pas moins de publier par le biais de leurs éditions en ligne et, soit qu’ils aient échappé à leur fondateur, soit que ce dernier espère à la faveur des événements gagner du terrain sur ses concurrents les plus conservateurs, dont ses frères, toujours est-il qu’à la différence des médias d’État ils n’emploieront pas la politique du black-out ou de la plus outrancière calomnie pour parler de la révolte. Avec un reste de loyauté pour leur initiateur, ils minimisent certains faits et caricaturent leurs auteurs, mais dans l’ensemble ils fonctionnent à la façon de l’information dominante mondiale dont, dès le début du soulèvement, ils constituent l’une des principales sources avec certains douteux médias d’opposition basés à l’étranger. Il faut ajouter à leur propos qu’ils ne sont pas les bienvenus sur le terrain de la révolte, comme l’ont montré les événements de janvier à Derna, où des journalistes de Quryna, média basé en Cyrénaïque, ont été passés à tabac par les émeutiers. Tant que les acteurs eux-mêmes n’auront pas relaté les faits, autrement que par une multitude de vidéos, c’est donc un certain flou qui voile une partie des événements libyens, dont cette première semaine (4). La focalisation sur Benghazi ce lundi 15 aurait d’ailleurs presque éclipsé qu’El Beïda, la quatrième ville de Libye, forte de 250 000 habitants et située plus à l’est, connaîtrait déjà de semblables débuts émeutiers déclenchés par la fermeture policière de plusieurs commerces, incident anodin dans un autre contexte, mais désormais prétexte d’une colère qui ne peut plus attendre.

Une chose est sûre, tout va très vite ensuite. Le 16 à Benghazi, plusieurs centaines de protestataires, peut-être jusqu’à 2 000, se rassemblent en différents secteurs de la ville, devant le consulat italien et le palais de justice notamment. L’intervention de miliciens en civil affrétés par bus d’autres régions pourrait alors donner lieu à de nouveaux affrontements. Tandis que la campagne d’arrestations se poursuit, une partie des manifestants exige la libération des détenus devant un siège des forces de sécurité. Les canons à eau employés la veille cèdent la place aux balles réelles face aux jets de pierres et peut-être de cocktails Molotov. D’autres blessés s’ajoutent à la trentaine tombée durant la nuit. La manifestation paraît se scinder en deux, entre ceux qui assaillent ainsi les lieux d’enfermement sur un mode résolument offensif, et d’autres, surtout des avocats ce jour, qui se positionnent devant le tribunal de la ville, y réclamant notamment une constitution pour le pays. Sans qu’on puisse parler de division, il semble bien qu’il y ait les jeunes d’un côté, ceux qui seront plus tard désignés par le terme « chebabs », les mêmes qui ont mené les assauts décisifs de Kasserine et de Suez, et les vieilles figures de la société civile de l’autre, magistrats, écrivains, militants qui, en leaders potentiels et identifiables, ont fait les frais des rafles. Cette impression sera confirmée par la suite. Dans un pays où la moitié de la population aurait moins de 20 ans, l’impétuosité de la jeunesse sera, comme elle l’est ailleurs, un élément déterminant de la vitesse prise par le soulèvement, la reconstitution de son encadrement par toutes les autorités patriarcales celui de son endiguement. À El Beïda, à 200 km de là, la répression du rassemblement anti-régime par les forces de sécurité et les membres des CR entraîne plusieurs morts, 2 au moins, avant que les quelques centaines de participants soient rejoints par d’importants renforts. Ils incendieraient alors les premiers postes de police et prendraient d’assaut le bâtiment de la sécurité intérieure. D’autres villes de la région, dont Al Qubba et Tobrouk, connaîtraient elles aussi de pareilles manifestations possiblement accompagnées d’attaques similaires. Cette célérité de la révolte, brièvement relatée par des témoins sur place ou retransmise par quelques courtes vidéos postées sur Internet, semble s’expliquer aussi par les premiers signes de désobéissance d’une partie des forces de l’ordre, soit que les moyens matériels leur manquent particulièrement dans cette partie du pays, soit qu’originaires de la région elles s’opposent aux méthodes répressives ordonnées depuis Tripoli. Ce qui semble être surtout le cas ce jour à El Beïda. Une autre thèse sera mise en avant par l’État, et plus tard reprise par d’autres négateurs du mouvement spontané et populaire, la présence et le rôle supposément déterminants dans cette zone du GICL, alors de nouveau identifié à Al Qaeda. C’est probablement pour l’appuyer ou parce qu’il est incapable de comprendre, pas plus que Ben Ali et Moubarak, comment ses sujets peuvent collectivement devenir une puissance qui fragilise en deux jours ses quarante années de règne, que Kadhafi fait alors libérer une centaine de détenus présentés comme des membres du groupe islamiste armé (5). Qu’il espère ainsi s’offrir un répit en calmant quelques familles, ou pouvoir imputer la responsabilité du soulèvement à l’intégrisme religieux, la manœuvre dérisoire est sans effet. Il fait surtout la promesse de doubler le salaire des fonctionnaires au moment où ceux censés garantir l’ordre commencent de le lâcher à la veille d’une menaçante journée de manifestation. Selon un blog tenu par des journalistes amateurs, c’est ce qui expliquerait indirectement les événements de Zintan ce même jour. On n’est plus en Cyrénaïque alors, mais de l’autre côté du pays, à l’intérieur des terres non loin de la frontière tunisienne, dans le djebel Nefoussa. C’est là notamment que des émissaires du pouvoir central, en quête de renforts face au peu de fiabilité de ses troupes à l’est, seraient venus chercher le 15 des soutiens armés pour préparer la répression du 17. En représailles du refus qu’il leur aurait été signifié, l’approvisionnement en eau et en électricité aurait été coupé, entraînant le 16 le soulèvement de cette petite ville de 50 000 habitants qui semblent y avoir en quelques heures saccagé tous les bâtiments du pouvoir, postes de police et sièges des CR compris, contraint leurs occupants à la fuite, avant d’installer un campement sur une place du centre-ville. Dans un silence quasi complet de l’information, d’autres villes de la région pourraient à leur tour être tombées ainsi.

Si, depuis le début du mois, le clan kadhafiste a eu le temps de préparer sa tactique et ses moyens policiers pour la journée officielle du 17, c’était sans supposer qu’elle interviendrait dans un tel contexte, celui d’un enclenchement de la dynamique séditieuse qu’il a lui-même provoqué et qui lui coûte déjà, au moins à El Beïda et Zintan, ses premières défaites. Après avoir pris acte de l’état de ses forces en Cyrénaïque, il fait le choix de militariser encore davantage la répression, avec l’acheminement d’hommes venus du reste du pays. Ne comptant plus depuis longtemps sur ses troupes régulières, Kadhafi a multiplié au fil de son règne les corps répressifs parallèles dirigés par ses proches, membres de la tribu kadhafa, originaires comme lui de Syrte, ou appartenant à sa famille : garde de la Jamahiriya, garde révolutionnaire, brigades spéciales, police politique, milices des CR, milices populaires, soudards originaires des pays d’Europe de l’Est, du Sud touareg ou d’Afrique subsaharienne. Ce seraient apparemment ces « mercenaires africains », comme les désigne l’information, qui s’illustreraient alors aux côtés des CR et des forces de sécurité. Ce jour où Saleh est contraint de déployer l’armée à Aden pour tenter d’y contenir l’émeute, où les dirigeants bahreïnis font de même à Manama, les moyens militaires sont de sortie dans les deux grandes villes de Cyrénaïque qui ont déjà rallié en pratique les révoltés de la péninsule arabique. À Benghazi, plusieurs rassemblements regroupent au total quelque 8 000 participants. Une partie s’installe devant le tribunal, l’autre défie les forces répressives dont les balles réelles causent de nombreux morts, les chiffres oscillant selon les sources entre 14 et 75. À El Beïda, les gros-porteurs arrivés de la Tripolitaine lâchent les forces spéciales sur la manifestation, qui se tient à l’issue des funérailles des tués de la veille et se dirigerait sur le poste des services de sécurité en criant à la fin du régime. Entre 14 et 23 manifestants sont abattus, des dizaines d’autres blessés. Comme à Benghazi, une partie des policiers se retournent contre leur hiérarchie ou quittent simplement les lieux, abandonnant ici le bâtiment de la sécurité intérieure. Deux autres villes de la région, au moins, rejoignent apparemment ce jour la révolte, de rares sources mentionnent des destructions de bâtiments gouvernementaux à Derna (80 000 habitants à l’est d’El Beïda) et Ajdabiya (150 000 habitants, à l’ouest de Benghazi), avec 3 tués dans chacune d’entre elles. L’événement le plus décisif a lieu plus à l’est, à Tobrouk, près de la frontière égyptienne, où les jeunes protestataires parviennent, au prix de 4 morts et face à des effectifs sécuritaires bien moindres que dans les autres communes, à s’emparer du siège des CR. Dans leur sillage, toute la ville paraît déjà avoir basculé du fait surtout du parti pris des unités militaires locales qui refusent de réprimer ; unanimité qui sera mise sur le compte de l’identification tribale. Peu d’informations transparaissent du reste du pays, laissant toutefois comprendre que sa partie orientale n’est pas la seule zone agitée. On ne parle encore que d’échauffourées et d’une grève pour Misrata, il pourrait y avoir 2 tués dans une incursion du régime à Zintan et un autre dans la localité voisine de Rijban. L’information d’État s’emploie à contrer l’image donnée par les médias internationaux, en taisant les événements et en relayant des rassemblements pro-régime, qu’elle prétend étendus à toute la Libye, mais qui semblent principalement organisés pour ses caméras à Tripoli, où Kadhafi fait une courte sortie sur la place Verte, acclamé là par ses partisans. La scène fait piètre figure face à la jubilation relayée sur le Net des insoumis de Tobrouk écroulant les symboles poussiéreux de l’autocratie.

Le 18, comme à Kasserine et à Suez quelques semaines auparavant, la débauche répressive a échoué à écraser le soulèvement, au contraire détermination et effectifs des révoltés ont augmenté en proportion, avec cette particularité ici qu’une partie des forces étatiques a donc changé de camp devant l’option éradicatrice appliquée. Le rapport de force s’inverse ainsi et les principales villes de la Cyrénaïque basculent dans l’insurrection. À El Beïda, un bâtiment municipal est incendié, ceux des forces de sécurité envahis, la statue du Livre vert de Kadhafi, qui trône devant les sièges des CR dans la plupart des villes, détruite par la foule. Les insurgés, pour certains armés et auxquels se mêlent les policiers et soldats déserteurs, poussent jusqu’à la base militaire de Shahat, à une dizaine de kilomètres de là. De l’intérieur, les kadhafistes résistent au siège, causant des dizaines de tués. Dans la soirée, El Beïda a déjà échappé aux mains du régime qui limogera le lendemain le responsable local de la sécurité et y fera couper l’eau, l’électricité et Internet. À Derna, la situation semble similaire : sièges des CR et postes de police « évacués », où pour l’un d’entre eux, au moins, incendié avec ses occupants, et possible pendaison de deux flics (6). Cette guerre à la police fait écho aux événements de Tunisie et d’Égypte, à cette importante différence que la débandade policière y est ici bien plus complète et fulgurante, et qu’elle s’accompagne de l’armement des insurgés sans que l’on sache alors la part de forces étatiques retournées et celle de la prise d’armes populaire. La plupart des actes offensifs sont principalement rapportés par Oea et Quryna, sujets à caution donc, mais l’ampleur prise alors par la révolte sera confirmée par ses résultats postérieurs. Il faut faire preuve de plus de spéculation encore pour tenter de percevoir l’extension et l’intensification dans d’autres villes de la région. Il semble bien que ce soit davantage que des manifestations qui se produisent à Al Marj, Ajdabiya et Al Qubba. Mais l’enjeu central reste Benghazi, où le pouvoir concentre ses forces pour y enrayer une telle progression. Si l’on s’y rassemble toujours devant le tribunal pour exiger plus de libertés dans le pays, des milliers de manifestants, partisans d’un changement radical, prennent les rues de plusieurs quartiers sous les balles réelles, tirées à l’arme automatique et faisant peut-être jusqu’à 35 tués supplémentaires, quelques témoins parlant alors de centaines de morts. Ce sont à nouveau les funérailles qui déterminent le trajet de ces marches et la profondeur de leur colère qui se focalise sur la grande garnison militaire et le bâtiment des forces de sécurité situés au cœur de la ville, sur l’avenue conduisant au cimetière. Passage obligé des cortèges funéraires qui y auraient déjà été les jours précédents la cible des tirs répressifs. Mais l’émeute vise aussi d’autres lieux. L’assaut victorieux contre la prison locale permet l’évasion de 1 000 détenus, c’est à ces échappés-là que Quryna attribue les incendies du bureau d’un procureur, d’une banque et d’un poste de police. Ils ne sont pas les seuls à user des flammes, d’autres font ailleurs un même sort à une station de radio et à plusieurs véhicules policiers devant l’hôpital de la ville. En fin de journée, des milliers de Benghaziotes envahissent le front de mer, y installant un campement sur l’une des places du centre-ville où les seuls policiers et militaires encore présents ont rejoint la population soulevée. Hormis les proximités stratégiques du bassin de Syrte et certaines bases militaires, la quasi-totalité de la Cyrénaïque paraît déjà emportée, au bout de trois jours, par la vague insurrectionnelle sans que l’on sache sa possible imprégnation au-delà, sinon que les manifestations gagneraient Zaouïa, en Tripolitaine, qu’une prison de Tripoli connaîtrait une mutinerie, et qu’un corps d’élite tenterait de soumettre Zintan. Cloué sur place par un élan qui le submerge, l’État libyen, coupable officiellement de 84 tués depuis le 16 février, vraisemblablement de bien davantage, ne peut pour l’instant qu’essayer d’assourdir les échos de sa débâcle en bloquant vainement Internet, où affluent vidéos et photos de la répression.

19 et 20 février, généralisation de l’insurrection

Le 19, malgré l’intense mitraillage dont ils sont la cible et les 17 tués dans leurs rangs, les assaillants venus d’El Beïda parviennent à renverser la garnison de Shahat et à s’emparer ainsi d’une grande quantité d’armes. Ils orientent ensuite leur action sur l’aéroport à proximité, qu’ils finiront par conquérir deux jours plus tard. Celui de Benghazi paraît quant à lui déjà sous le contrôle des insurgés qui empêcheraient ainsi l’arrivée rapide de renforts répressifs. En ville, le scénario des jours précédents se répète. La caserne des forces de sécurité, dernier bastion des troupes encore loyales au régime qui y retiennent de nombreux détenus, devient leur principale préoccupation. Le cortège funéraire de milliers de personnes, peut-être déjà visé par des tirs, interrompt son cheminement pour prendre d’assaut la « katiba » à coups de cocktails Molotov et de bombes artisanales confectionnés avec la gélatine explosive empruntée aux pêcheurs, sans qu’il soit donc fait ici mention d’un armement plus important des assaillants, sinon les quelques armes à feu en possession de flics retournés. En face, en revanche, tirs à l’arme lourde, roquettes et mortiers causent des dizaines voire des centaines de tués. L’immense garnison, véritable ville dans la ville, ne tombe que le lendemain grâce à l’action kamikaze d’un voisin qui projette sa voiture bourrée de bouteilles de gaz et d’explosif sur l’une des principales entrées, suivi dans sa foulée par des jeunes à bord de tractopelles qui finissent d’en effondrer le portail. Si les affrontements se poursuivront encore le 21 pour conclure, avec l’appui des insurgés d’El Beïda et Derna, la conquête totale du camp et permettre ainsi la prise d’armes générale, cette percée est déjà décisive. Sur le front de mer, dont la place qui fait face au tribunal et rebaptisée « Tahrir II », des centaines de milliers de Libyens rééditent l’immense rencontre cairote, avec cette exultation générale qui caractérise le renversement de toute une ville. Il semble que ce ne soit qu’alors que le gros de l’armée régulière passe de la simple passivité au ralliement à la révolte, avec semble-t-il dès ce jour des affrontements d’une de ses unités contre un des corps spéciaux du régime qu’il mettrait en échec, et peut-être alors du fait de la défection même d’une partie de ce bataillon de sécurité. Le même vent fait tournoyer d’autres girouettes : chefs de tribu et imams de la Cyrénaïque donnent de la voix contre Kadhafi, les diplomates à l’étranger commencent d’abandonner leurs postes, les expatriés s’expatrient. Décisive, la chute de Benghazi l’est surtout en ce qu’elle ouvre sur l’extension de l’insurrection au reste du pays. En Tripolitaine, Zintan, qui a repoussé des incursions kadhafistes, n’est plus isolée. L’insatisfaction conséquente n’est pas réservée à quelques régions ou populations défavorisées, traditionnellement frondeuses, ni à quelques zones excentrées. Ce sont des Tunisiens et des Égyptiens en fuite qui rendront compte, une fois passé la frontière, du basculement qui s’opère ce jour à Zaouïa, ville de 200 000 habitants située à une quarantaine de kilomètres seulement de la capitale et qui héberge la deuxième raffinerie du pays. Après un rassemblement en faveur du régime, ses opposants prennent les rues, suffisamment nombreux et déterminés alors, voire possiblement armés déjà de quelques fusils de chasse, pour contraindre les flics à abandonner les lieux dès la mi-journée ou pour une partie d’entre eux à changer de camp. Les témoins font part d’un grand désordre où se mêlent destructions de bâtiments publics, incendies des propriétés de la famille Kadhafi, fusillades, pillages et attaques contre des « étrangers » (7). Plus à l’ouest, sur cet axe qui relie Tripoli à la Tunisie, les mêmes témoins mentionnent la défection de l’armée régulière basée dans la ville de Zouara. À l’autre bout de la Tripolitaine, dans la troisième ville du pays, le grand port de Misrata, les affrontements, pierres et cocktails contre la police anti-émeute, ont commencé la veille, laissant un protestataire au moins sur le carreau. Ce jour, des sources locales et quelques vidéos révèlent alors des incendies de bâtiments gouvernementaux et de postes de police. Il est possible alors que la révolte gagne jusqu’aux oasis de Ghat et d’Ubari, aux confins du territoire libyen. Dans la soirée, elle vient surtout d’atteindre Tripoli (8), où des rassemblements dans plusieurs quartiers, dispersés à la lacrymogène, permettent, au moins en périphérie, des attaques de postes de police et de sièges des CR. Au cœur de la capitale, où convergent les cortèges, manifestants et contre-manifestants s’affrontent sur la place Verte après une brève occupation dispersée à balles réelles par des miliciens kadhafistes. Les témoignages font part ensuite de tirs nourris dans plusieurs zones de la ville. Au milieu de la nuit, le régime sort du bois en dépêchant l’incarnation de son aile rénovatrice. Le discours télévisé de Saïf al-Islam se résume à l’antienne des gestionnaires débordés : promesse de réformes, dénonciation d’un complot étranger et menace du chaos. Comme il a déjà pu le faire par le passé, le fils providentiel, sans fonction ni titre officiels, s’imagine encore, en arbitre au-dessus de la mêlée, pouvoir servir de tampon entre l’iniquité des vieilles raclures au pouvoir et l’ire populaire qu’elle nourrit, à laquelle il accorde des motifs légitimes, reconnaissant notamment des « erreurs » dans la répression et un bilan de 84 tués à rebours du déni de l’information d’État. Les réformes dont il promet la mise en œuvre imminente correspondent en définitive à ce qu’ont réclamé les premières figures visibles de l’opposition groupées devant le palais de justice de Benghazi : la démocratisation du pays par le biais d’une constitution ainsi qu’une libéralisation de l’information. Sa dénonciation d’une conjuration désigne les responsables de l’insurrection suivant les seuls ennemis officiels qu’il connaît : islamistes de l’intérieur, dont ceux opportunément libérés alors, qui auraient selon lui mis en place des émirats à Derna et El Beïda, États et chaînes satellitaires arabes qui conspireraient contre la Libye. Le discours n’est finalement outrancier que sur le véritable initiateur des événements, par lui relégué à la marge comme un élément manipulé : ces « curieux qui n’ont rien à voir avec personne », décrits comme des « excités » sous ecstasy inspirés par les exemples tunisiens et égyptiens, et menaçant d’entraîner le pays dans la « guerre civile », la division et le retour de « l’impérialisme ». Et ce sont pourtant les égaux de ces curieux-là qui, quelques minutes après que le donneur de leçon a fini son arrogant prêche télévisé, ruinent ses illusions de réversibilité et répondent à ses insultes en montant à l’assaut des centres névralgiques du pouvoir dans la capitale, mettant le feu au « congrès du peuple » (équivalent libyen du parlement), saccageant le siège d’une radio-télévision d’État, probablement celle d’où Kadhafi junior a émis son discours, et portant peut-être les flammes jusqu’au complexe de Bab al-Aziza, lieu de résidence officiel du vieux Mouammar. Les affrontements avec les forces de sécurité pourraient durer plusieurs heures quand d’autres bâtiments partent en fumée et que les portraits géants de l’autoproclamé guide de la révolution sont caillassés, arrachés et détruits. Du chiffre officiel de 84 tués, le bilan, qui paraît encore minimaliste, passe en deux jours à 233 tués, certains témoins présents dans les hôpitaux de la capitale parleront de plusieurs centaines de morts pour cette seule nuit où les tirs de miliciens à bord de pick-up ont rempli leur objectif, que ne puisse se former un équivalent de la place Tahrir, désormais cauchemar de tous les gouvernements. Empêcher par la terreur que la convergence ne se concrétise avec un lieu de fixation. Quasi irrésistible jusque-là, le flot insurrectionnel bute aux portes du palais où il a mis les souverains sous siège, bloqué dans son parcours le plus direct il va irriguer désormais toutes les zones perméables à la colère contre Kadhafi.

Du 21 au 26 février, Tripolitaine

Le 21, vraisemblablement sous l’effet d’importantes défections militaires, de nouvelles localités de la Tripolitaine semblent à leur tour échapper au contrôle de l’État. Tarhouna, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, ainsi que plus à l’est la ville portuaire de Khoms, tandis qu’en Cyrénaïque la fronde gagne les terminaux pétroliers du golfe de Syrte. Le soulèvement d’à peine cinq jours paraît alors balayer le régime kadhafiste façon château de cartes. C’est une impression largement soutenue par l’information dominante, celle d’une chute irrévocable du vieux dictateur, victime à venir du mouvement qui a fait succomber Ben Ali et Moubarak. Pour la première fois, le commentaire médiatique, avec Al Jazira à sa tête, prend explicitement parti contre les dirigeants de l’État attaqué par les insurgés, mais avec la même tendance à la schématisation de la situation, l’impossible aboutissement de l’insurrection tunisienne devenant dans le cas libyen une issue évidente. Pourtant, ce qui a lieu alors en Tripolitaine reste encore dans l’ombre, les nombreuses vidéos postées sur Internet ne rendant compte que de quelques sorties nocturnes ou gestes incendiaires ponctuels sans qu’il soit possible de l’extérieur d’en tirer avec certitude un déroulé précis des faits. L’abondante médiatisation s’en passe en recouvrant son ignorance de son hostilité pour le régime, s’abreuvant aux sources des opposants officiels et caricaturant, en amplifiant son intention belliqueuse, la sortie du fils Kadhafi, dont le personnage était pourtant taillé pour elle. Le flou des premiers jours est encore davantage opacifié par cet angle d’approche qui imprègne les diplomaties occidentales et par répercussion la plupart des dirigeants du monde, la quasi-totalité ne souhaitant plus être suspectée de complaisance avec un dictateur, sur la sellette et aux méthodes meurtrières, après leurs atermoiements des semaines précédentes. Avant celle militaire, tant dénoncée depuis, de la coalition étatique internationale, « l’ingérence » est d’abord celle de l’information dominante, son nécessaire préalable. Il lui faut prendre enfin l’initiative à propos d’une offensive qu’elle peine depuis des semaines à suivre et plus encore à anticiper, en submergeant pour ce faire la propagande d’un État qui lui est hostile. Trouver enfin la possibilité de capitaliser en imposant sens et direction à ce qui lui échappait jusque-là. Les deux versions, si complémentaires finalement, qu’elles désignent Al Qaeda ou noircissent le tableau kadhafiste, se font concurrence, avec ce point commun de faire abstraction du rôle central des acteurs du soulèvement. C’est ce paradoxe qui caractérise ces derniers jours de février. Alors que l’insurrection atteint son zénith dans une obscurité quasi totale, ses ennemis se disputent sa publicité, isolant ainsi ses protagonistes sur le terrain et les enserrant dans la communication entre un inédit et insidieux soutien et la traditionnelle calomnie du régime. Pas moins méprisants que Kadhafi junior, les propagandistes extérieurs fantasment toujours une insurrection sans insurgés, où désertions et retournements suffiraient aux seuls objectifs qu’ils lui prêtent : que l’État change de mains et passe dans celles de gestionnaires plus souples à leur égard et dont les contours commencent à se dessiner à l’est.

Du point de vue des faits proprement dit, les émeutes de la nuit n’ont donc pas suffi à faire tomber Tripoli à défaut d’une unanimité suffisante empêchée surtout par une importante intimidation répressive, voire un probable massacre. L’élan offensif qui se poursuit le 21 est particulièrement difficile à discerner. Il semble y avoir de grands rassemblements au cours de la journée, certaines sources parlant de dizaines de milliers de participants, peut-être jusqu’à 50 000 au total, qui comme la veille tentent sans succès de s’emparer de la place Verte ou pour d’autres se positionnent une nouvelle fois devant le camp de Bab al-Aziza. Plusieurs quartiers se distinguent, Tajoura en périphérie, al Dahra et Fachloum au cœur de la ville. Ceux de leurs habitants qui prennent la rue attaquent des postes de police et des banques. La répression s’y concentre et semble passer un cap supplémentaire. Des troupes héliportées, dont des « mercenaires africains » et les « gardes révolutionnaires » des CR, qui quadrillent la capitale, pourraient y faire entre 160 à 250 tués. La priorité de l’État est alors d’écraser la révolte à ses portes, et au stade atteint on comprend qu’il lui est nécessaire d’employer les moyens les plus meurtriers, les seuls qu’il connaisse donc. D’après Al Jazira notamment, qui se base sur des témoignages d’habitants, il irait jusqu’à faire bombarder les quartiers soulevés de la capitale, sans qu’il soit possible a posteriori de confirmer une telle information. Dans la journée toutefois, deux pilotes d’avion de chasse libyens poseront leurs appareils sur l’île de Malte, expliquant une fois sur place avoir refusé de cibler des civils. Cette affirmation est d’autant plus incertaine que le régime s’emploie à pilonner les dépôts de munitions de la Cyrénaïque pour y entraver l’armement de l’insurrection, et qu’il semble que l’information amalgame ces faits aux exactions contre les manifestants. En partie fissurée par les vidéos fugaces postées sur Youtube, la chape de silence imposée par les médias d’État sur les faits profite au vacarme de l’information dominante alimenté par son habituelle surenchère, relayant par exemple le terme de « génocide », via les peu scrupuleux opposants à l’étranger rhabillés pour l’occasion en vertueux droitsdel’hommistes, ou affirmant que la répression aurait déjà causé plus de tués qu’en Tunisie et qu’en Égypte, assertion qui ne vaut que parce que la mort de 800 Égyptiens n'a pas encore été rendue publique. D’allié de la communauté étatique et marchande internationale, Kadhafi est redevenu en quelques jours le monstre des années 1980, avec cette importante nuance qu’il est désormais équipé et armé par cette communauté. Dans ce concours de mystificateurs, ce ne sont pas les actes des révoltés qui comptent ni la vie qu’ils manifestent alors, mais le nombre de leurs morts, ce levier de l’indignation morale qui doit supplanter la critique pratique en cours. Les retournements qui se multiplient au prétendu nom de cette morale, et contre cette monstruosité tout à coup redécouverte, tiennent davantage de l’opportunisme réglé sur l’apparent rapport de forces du moment que d’une soudaine conversion révolutionnaire. Après celles de quelques diplomates planqués à l’étranger, l’exemple le plus signifiant est la démission ce lundi du ministre de la Justice, Mustapha Abdel Jelil, dénonçant « l’usage excessif de la force ». Avec la perte de cette figure de l’aile modernisatrice mise en place par Saïf al-Islam, l’option de la réforme négociée est définitivement passée, l’annonce d’une dérisoire commission d’enquête par le fils Kadhafi au cours d’une après-midi aussi sanglante n’en est que l’ultime et vaine manifestation. Le 22, la répression est toujours à l’œuvre à Tripoli, avec notamment des descentes punitives sur les hôpitaux qui se poursuivront les jours suivants. La place Verte, occupée dans la journée par des partisans du régime, les combats de rue et tentatives de sorties émeutières auront désormais principalement lieu dans l’opacité des nuits. Pour l’heure, la bouffonnerie accapare à nouveau la lumière. Après une brève apparition télévisée la veille pour réfuter les informations le donnant en fuite au Venezuela (9), Kadhafi père reprend sa place à la tête de la communication étatique, qu’il va désormais assurer quotidiennement pour faire face à la version médiatique à l’adresse des Libyens, et pour in fine donner à cette dernière sa pleine et entière confirmation pour le reste du monde. Isolé et sous pression, plus ridiculement mégalomane que jamais, quoique manifestement fébrile, il rejoue, dans un discours tenu depuis le complexe de Bab al-Aziza et retransmis à la télévision nationale, les couplets du fiston, gonflés désormais de la morgue paternelle : mépris, menaces et insultes ; dénonciation de bandes criminelles, de terroristes et de drogués manipulés par Ben Laden, identification de sa personne avec la Libye, lui le symbole et le guide sans qui les Libyens ne seraient plus rien et qui lui devraient tout. La plus importante défection est rendue publique peu après avec la démission du général Abdelfattah Younès, qui faisait jusqu’alors office de ministre de l’Intérieur. Présent à Benghazi pour tenter de défendre la katiba, celui qui est surtout l’un des principaux dirigeants de l’armée appelle sur Al Jazira les troupes libyennes à rejoindre les insurgés. Avec ce proche de Kadhafi, c’est une figure majeure qui fait alors sécession. Outre les pressions médiatique et diplomatique, le retournement d’un tel élément clé du régime semble s’expliquer aussi par des raisons tribales, le militaire appartenant au clan des Obeidis, ancré à Tobrouk, qui a tourné le dos au pouvoir central dès les premiers jours de l’insurrection (10). Il est alors le plus important maillon d’une longue série de démissions de dirigeants de la police et de l’armée au cours des jours qui suivent.

Un tyran retrouvé qui pérore derrière ses gardes prétoriennes, des rebelles dirigés par des renégats à partir d’une région qui aurait fait sécession : tous les éléments de simplification binaire sont réunis pour découpler la Libye de la vague subversive se généralisant telle que les médias dominants, qui lui sont pourtant si hostiles, étaient depuis le mois de janvier contraints de relayer en partie pour ce qu’elle est. La prise d’armes, le revirement des militaires, les territoires et villes emportés à une vitesse éclair ne signifieraient pas un progrès de la révolte, mais, à travers le prisme médiatique, la modification de sa nature, son devenir guerre civile. La notion de « guerre civile » supporte les définitions les plus diverses, dans ce contexte-ci on voit clairement ce qu’elle véhicule : le déplacement de la division, d’un assaut non encadré contre l’État à une confrontation organisée entre gestionnaires concurrents dans l’État et pour l’État. Il ne s’agit encore que d’une représentation imposée de l’extérieur mais dont la finalité, le but poursuivi, est de se matérialiser en appuyant au plus vite, via des manœuvres et négociations de coulisse diplomatique, un encadrement sûr et contrôlé aux adolescents armés de Cyrénaïque et d’ailleurs. Cela sur la base de la défaite provisoire des menaçants assauts de la capitale, causes inavouées de la désertion de ces démissionnaires responsables de la répression depuis des décennies, bien davantage que leur feinte offuscation devant les conséquences de celle des derniers jours. L’arrivée des envoyés spéciaux de l’information internationale à Tobrouk, ville qui a basculé surtout à la faveur du retournement de l’armée sur place et où l’encadrement des révoltés paraît déjà en place, sert l’officialisation de cette représentation, confirmant après la bataille dont ils ne savent rien la « libération » de toute la région. La meilleure preuve n’est-elle pas qu’ils peuvent enfin s’y rendre ? Il n’est plus question dès lors que de comptabiliser les villes qui « tombent » et passeraient ainsi d’un camp dans l’autre.

Pour ce qui concerne la Tripolitaine au moins, sans journalistes, la situation dans la région qui entoure la capitale est beaucoup plus incertaine, avec des mouvements réciproques qui, pour l’instant sous l’effet de surprise et de simultanéité, vont plutôt dans le sens de ceux qui se sont soulevés. Dans une multitude de villes, les insurgés prennent décisivement l’avantage, repoussent les menées kadhafistes, voient le ralliement d’une partie des militaires et ébauchent des formes d’auto-organisations locales. Après des affrontements quotidiens depuis le 19, Misrata semble avoir en partie échappé ainsi aux forces de l’ordre, tout comme la ville voisine de Zliten, plus à l’ouest. Malgré l’incursion meurtrière du 21, Tajoura, la banlieue « pauvre » de Tripoli, paraît elle aussi provisoirement débarrassée de l’occupation kadhafiste. Les émeutes du centre de la capitale en partie jugulées, le régime se concentre surtout sur l’axe conduisant à la Tunisie à l’est de Tripoli, encerclant Janzour ; tentant d’assurer la conservation de Sabratha, où des bâtiments gouvernementaux, QG de la police et sièges des CR, ont été brûlés ; s’affairant à la reprise de Zouara avec des affrontements armés entre militaires mutinés et miliciens. La tentative échoue, laissant la ville, quoique maintenue sous siège policier, à ces habitants soulevés et organisés en un « comité populaire ». Mais la première des priorités pour la pétrocratie consiste alors à défendre les raffineries après que celles de Cyrénaïque lui ont déjà échappé. Ainsi Zaouïa, libérée de la présence policière par ses habitants quatre jours plus tôt, est elle aussi attaquée le 24 par des bataillons de sécurité. Le scénario caractérise, avec ici une intensité particulière, ce qui se produit dans la plupart de ces villes à ce moment : des interventions répressives meurtrières contre des insurgés équipés de quelques armes de fortune, datant souvent de la période coloniale, et qui contrôlent les rues derrière des barricades rudimentaires, entraînent le revirement d’une partie des troupes régulières locales qui engagent des affrontements militarisés ensuite. Des conseils locaux se mettent en place pour une organisation sommaire et les incursions du régime deviennent plus ponctuelles. Ici, les tirs répressifs visent d’abord une mosquée abritant un campement de protestataires et pourraient faire plusieurs dizaines de tués, peut-être jusqu’à 100. La situation tourne ensuite à ce qui semble la première bataille rangée (11). Affolé par le danger qui pèse sur le carburant de son pouvoir et conscient des conséquences négatives du massacre, Kadhafi en appelle dans sa déclaration du jour aux habitants de Zaouïa, s’adressant aux parents des jeunes révoltés et dépeignant ces derniers en suppôts de Ben Laden manipulés et drogués. Ses supplications et sermons n’empêcheront pas la nouvelle déroute de ses troupes le lendemain.

Ce vendredi 25, l’insurrection atteint le sommet de sa phase ascendante, animant semble-t-il jusqu’aux places fortes du régime, Sebha et Syrte, vraisemblablement divisées. Ajdabiya, dernière grande ville en balance de la Cyrénaïque à son extrémité ouest, et carrefour de plusieurs axes majeurs qui séparent Benghazi des champs de pétrole du désert de Syrte, voit le ralliement de l’armée et de la police à l’insurrection ; quand la prise des terminaux pétroliers de Brega et Ras Lanouf par les insurgés se confirme. À Tripoli, à l’image des vendredis égyptiens, la prière collective offre la possibilité d’une ultime tentative diurne avec l’occasion de se rassembler devant les mosquées, notamment dans les quartiers de Fachloum, Ben Achour, Ghoul Achaal, Tajoura. Au cours d’affrontements, les forces de sécurité parviennent à balles réelles à empêcher la progression des marches qui convergent vers la place Verte, causant officiellement 6 tués, probablement bien davantage. Si certaines zones de la ville sont annoncées aux mains des insurgés, dont surtout l’ardente Tajoura, barricadée et recouverte de graffitis anti-Kadhafi, la grande place centrale de la capitale est envahie par des milliers de partisans de Kadhafi qui y tient son dernier discours en public dans une harangue lamentable. Les quartiers insurgés de la capitale sont soumis aux coupures d’électricité et les tirs répressifs y durent jusqu’à l’aube. Les foyers de la révolte en Tripolitaine sont de la sorte assiégés par les forces du régime. À Zouara. À Misrata, où des mercenaires héliportés attaquent plusieurs quartiers et font feu sur les manifestants, mais sont apparemment repoussés lors de derniers combats près de l’aéroport. À Sabratha, où 1 000 manifestants, seulement dotés de quelques sabres, affrontent les forces armées. Zaouïa est alors représentative de l’instabilité des positions, bien plus indécises que ce qu’en rend la simplification de la presse internationale. Tandis que le pouvoir, sûr de l’imminence de sa reconquête, y organise un safari journalistique, les envoyés spéciaux étrangers sont accueillis par des milliers de manifestants anti-Kadhafi, qui, pour certains juchés sur des chars, célébreront les jours suivants leur victoire au cri de « le peuple veut la chute du régime ». Mais la progression effrénée des insurgés touche ses limites. Le mouvement se coagule, dévoilant alors de façon criante les facteurs défavorables liés aux particularités géographiques et étatiques de la Libye. L’optimisme médiatique pour lequel, parmi les principales villes, seules Tripoli et Syrte, fiefs de Kadhafi, échappaient encore à ceux qui sont devenus sous sa plume des « rebelles » ou « l’opposition », se heurte à un contexte obstiné. L’insurrection achoppe déjà sur ce qui paraît les lieux favorisés par le régime, en partie à cause de la perspective que d’autres que ses acteurs majeurs ont formulée en dessinant un simple changement de mains encouragé de l’extérieur. Cette fixation du mouvement est aussi son point de bascule, l’initiative change de camp et s’inverse. Les acteurs de l’insurrection passent à la défensive face au harcèlement d’un régime qui, revenu de sa panique initiale, s’emploie à sa réorganisation.

Situation au 28 février

Le rideau brûle. L’ébouriffé n’est plus seul en scène. Le monde découvre la Libye. Ces pauvres qui imposent leur embarrassante existence, et qu’on disait si différents de leurs voisins, ont comme un air de déjà-vu. L’immuable supposé s’effondre aussi sous leur courage, là non plus la terreur militarisée n’en peut mais. Tous ceux qui se pensent étrangers à la dispute et qui en ont les moyens quittent le territoire dans la panique générale. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs de toute nationalité gagnent ainsi les frontières à toutes jambes. Feignant une improbable maîtrise, les dirigeants occidentaux accumulent déclarations à la presse, sanctions onusiennes et navires de guerre dans les eaux alentour, au milieu d’une confusion où les peurs de l’inconnu se mêlent aux appétits opportunistes, avec pour l’instant une plus grande place pour les premières. Libre exploitation du pétrole, collaboration active contre l’islamo-terrorisme, blocage des miséreux subsahariens, le régime ne présentait plus que des avantages pour la division mondiale du travail étatique. Las. L’information dominante, magistère moral s’il en est, contraint les gouvernants à la condamnation de leur collègue, dont ils réclament le départ maintenant que leurs ressortissants ont pu quitter le pays. Le consensus est quasi-général, si ce n’est quelques fossiles staliniens d’Amérique latine et autres dirigeants africains dépendants des oboles kadhafistes. D’Obama à Poutine, d’AQMI au Hezbollah, tous ces supposés adversaires, mis d’accord par l’information, ne veulent plus du vieux dictateur. Comme les États-Unis ont la tête en Égypte et désormais du côté de la péninsule arabique, la place est laissée à l’Europe, France et Royaume-Uni au premier plan de la réorganisation à prévoir, et aux États du Golfe (Émirats arabes unis et Qatar). La raison moderne a horreur du vide. Ces alter ego interchangeables entendent perpétuer leur triste concurrence sur une base d’accord indiscutable, l’hégémonie étatique et marchande. Voilà tout leur petit jeu de domination, contraindre l’humanité à leur bassesse et leur soumission. Ce cadre idéologique, l’information l’impose. Il lui faut remplir le vide au plus vite en définissant une version qui y correspond, y trouver des candidats à sa continuation, et ils paraissent légion sur place, quoique la situation exceptionnelle les dépasse encore très largement.

Les plus conformes ont commencé à s’organiser en Cyrénaïque. Réunis le 24 février à El Beïda, autour du démissionnaire Jalil, chefs tribaux et officiers déserteurs envisagent l’appel à l’aide de la communauté internationale et devisent déjà sur l’après-Kadhafi. Sans vergogne ni patience, ils s’empressent d’annoncer la création d’un gouvernement provisoire, avant de se raviser pour avancer plus prudemment. De leur côté, les arrivistes de Benghazi se sont installés dans le palais de justice quand tout se passait dans les rues et dans l’immense rencontre devant le bâtiment où s’est concentrée la foule. Au cours du week-end des 26-27 février, l’encadrement encore informel constitué par les avocats et autres universitaires est rendu officiel, avec d’abord la mise en place d’un conseil municipal, puis d’une « coalition révolutionnaire du 17 février » qui devient le lendemain un « conseil national libyen » annoncé au cours d’une conférence de presse comme la nouvelle représentation de la Libye et résultat d’une fusion avec les empressés d’El Beïda. Derrière la façade occidentalo-compatible, toute la crasse autoritaire est représentée : dirigeants de l’armée, islamistes, chefs tribaux, vieux opposants du FNSL (12) et la lie des retourneurs de veste qui ont senti le ghibli tourner. Qui de mieux pour diriger de telles ambitions, alors, qu’un ministre démissionnaire. Jalil fera bientôt l’affaire en chef du CNT. Quel contraste avec l’allégresse qui règne à l’écart de ces petits calculs ! Le peuple est en armes et qui veut en être en est. L’ambiance ébahit les journalistes fraîchement débarqués qui s’offusquent déjà de ne pas trouver sur place les troupes rebelles auxquelles ils s’attendaient. À leur place, ils ne voient qu’une « armée mexicaine » constituée de fantassins trop jeunes et trop indisciplinés à leur goût pour manier aussi légèrement des Kalachnikovs. Pas de chef ni d’état-major ici. L’armement de chacun est la condition de l’égalité de tous. Il n’y a rien de plus sérieux que l’histoire, mais c’est un jeu. L’insurrection est un désordre. On aurait presque oublié que tout n’a pas suivi jusque-là l’implacable logique d’une supposée guerre civile. Combien de gestes, commis un peu partout, ne s’inscrivent pas dans cet encadrement partisan. Comme ces saccages et pillages par des « mobs » de chantiers sud-coréens (dès le 19 février à Derna), turcs ou serbes « at various sites around the country » ; ou encore ces attaques contre des installations pétrolières chinoises, ou comment prendre au mot l’imposture Kadhafi en portant le fer contre l’impérialisme marchand dont il est l’employé. On comprend qu’il s’agit là d’une trace, révélée pour des raisons particulières aux cibles touchées, d’une turbulence plus grande voire généralisée, ayant transparu aussi à Zaouïa par exemple. Si organisation il y a déjà, c’est sous la forme de comités ou conseils locaux qui semblent n’avoir pour l’instant comme prérogative que de gérer le minimum nécessaire dans une phase où tout est à reprendre à zéro par l’auto-organisation des plus actifs. Réduire cela en une force unitaire sous la coupe d’une direction, qui de plus vient à peine de quitter le régime massacreur, relève de la gageure. Les récupérateurs de Benghazi s’affairent à prendre un improbable contrôle pour montrer un profil présentable aux gouverneurs étrangers dont leur avenir dépend effectivement. Mais c’est évidemment un coup de bluff. Ils n’ont déjà pas de maîtrise sur place, donc encore moins au-delà. À ce stade, il n’y a pas quoi qu’il en soit de communication physique entre les comités locaux de toutes les villes soulevées. Le CNT n’est qu’une direction fantoche malgré sa prétention à représenter tout le pays et le relais publicitaire que vont lui fournir les médias étrangers pour qu’il devienne surtout une vitrine politique officielle. À ses côtés se met en place un comité militaire, tentative là aussi artificielle de donner une apparence d’unité à la rébellion instituée. La finalité étatiste se fait jour avec la vocation de cette direction centralisée à servir de représentation auprès des États qui commencent à s’impliquer plus directement. À partir du 25, France, Qatar et Émirats arabes unis envoient des avions à Benghazi pour des opérations dites humanitaires, mais dont la mission, à peine voilée, est, sinon la livraison d’armement, au moins le début d’une cooptation par les services secrets d’interlocuteurs et d’alliés fiables. La prise de contact entre l’Union européenne et les « autorités libyennes de transition » est officialisée le 28, jour où une compagnie pétrolière libyenne collaborant avec les « rebelles » se dit prête à reprendre ses exportations. C’est finalement la contre-attaque de Kadhafi qui va donner la légitimité de surface qui lui manquait au CNT, imposant l’évidence que seule une intervention étrangère d’une puissance supérieure, étatique et Golfo-occidentale donc, pourra éviter une défaite dans un bain de sang, et que le recours pour obtenir une telle intervention passe par l’entité cooptée.

L’insurrection libyenne dépend en effet de l’extérieur, et pas seulement pour d’évidentes raisons géographiques, topographiques et militaires. Sa clé est, comme l’origine de son surgissement, dans le mouvement régional de la révolte qui transcende les délimitations étatiques (13). On comprend donc que tout soit fait au contraire par ses ennemis pour l’enfermer dans la particularité de son terrain, pour réduire les possibles ouverts au contexte qu’elle bouleverse pourtant en reprenant à son compte l’exigence d’un renversement radical des perspectives jusque-là dominantes et des données prétendument incontournables. Il faut ainsi piocher ici et là des preuves du racisme supposé des Libyens contre leurs voisins arabes et africains, l’entretenir au besoin en grossissant le rôle répressif des supposés mercenaires subsahariens ; présenter ces mêmes Libyens comme des privilégiés paresseux jouissant sans effort de la rente pétrolière et qui ne connaissent pas les raisons objectives de se révolter des démunis d’autres pays arabes. Car comment justifier un tel soulèvement de ces enfants gâtés qui ne peut plus être expliqué par de simples raisons économistes, et révèle ainsi de fait la dimension irréductible de la révolte qui se joue aussi ailleurs ? Or, suivant la vieille logique mécaniste, qui tourne en rond dans la nuit et que des feux bienvenus commencent à consumer, si vous connaissez les raisons vous en déduirez les buts. Seul problème et pas des moindres, le motif purement politique ne tient pas davantage la route, lorsqu’il sert à désigner comme objectif le modèle de l’État de droit et ses supposées valeurs : liberté et justice formelles, égalité abstraite, fraternité des intérêts privés. La fraction modernisatrice, encadrée jusque-là par Saïf et désormais positionnée contre lui au premier rang des récupérateurs, semble bien disponible, comme dans nombre d’États autoritaires plus ou moins bicéphales, pour l’opposer au clan kadhafiste prévaricateur associé à la vieille garde des CR, et en faire ainsi le fer-de-lance d’une supposée reconversion de l’État autoritaire en « démocratie », marchande il va de soi. Or cela ne revient pas seulement à occulter les véritables forces agissantes sur le terrain, mais aussi la traditionnelle défiance libyenne vis-à-vis de l’État en général. La construction idéologique kadhafiste d’un État sans État, d’un État masqué derrière une supposée démocratie directe, n’était, depuis le coup de force de 69, qu’une adaptation démagogique à une insoumission très ancienne à toute tentative d’imposer un pouvoir central et dirigiste, et donc au cadre étatiste. Seuls les arguments convaincants de l’exploitation pétrolière sont parvenus à instaurer tant bien que mal un semblant d’unité nationale et de direction centralisée. La résistance à une telle imposition s’est manifestée régulièrement au cours de l’histoire libyenne, et en particulier lors de la résistance contre le colonisateur italien. Comme dans tant d’autres territoires du Sud, l’État a été une importation coloniale que ses nouveaux dirigeants, nationalistes durant cette phase nécessaire de décolonisation, ont réussi à faire passer comme un moyen d’émancipation à la colonisation occidentale suivant le modèle occidental de l’État nation. Dans cette espèce d’État mixte qui en a résulté ont continué de perdurer les vestiges de l’autorité traditionnelle représentée par l’organisation tribale, avec laquelle Kadhafi a dû composer tout au long de son règne pour progressivement s’en servir comme courroie de transmission à l’échelle des différentes zones du pays. Mais en février 2011, qu’elles soient restées fidèles au « guide » ou qu’au contraire, se considérant lésées par lui, elles pensent tirer profit de la situation et s’affirment dans le conflit en cours, les tribus sont toujours un élément de l’ordre, du vieux décor libyen bouleversé par les insurgés. C’est bien aussi pour les rattacher à ce schéma archaïque que la presse, française notamment, a tendu le micro aux « spécialistes » de la Libye assurant, sans considérer bien sûr en quoi la situation historique était exceptionnelle et nouvelle, du rôle essentiel joué par les tribus dans l'évolution des événements. La dimension tribale mise en avant ne concerne qu’à la marge les acteurs de la révolte et sert alors à identifier leur encadrement possible en venant s’ajouter aux composantes islamiste, monarcho-séparatiste, militaire, résultantes d’un même opportunisme. Elle ne fait office de lien privilégié que pour ceux, réactionnaires et arrivistes, qui ont besoin de ce moyen de cooptation et de solidarité communautaire, et qui postule donc la conservation de la vieille société qui le rend nécessaire.

Au 28 février 2011, les insurgés libyens ont commencé de donner corps aux fallacieuses formulations kadhafistes du peuple en armes et de la démocratie directe, mais ils font face à plusieurs fronts à la fois. À l’intérieur du pays, la racaille passéiste et la racaille kadhafiste sont l’envers et l’endroit de la même monnaie conservatrice. À l’extérieur, face au front libéral qui s’érige en modèle incontournable, leurs alliés décisifs se trouvent en Tunisie, en Égypte et au Yémen, où se forme et s’ébauche une proposition d’avenir pour l’humanité. L’absence de soutien effectif, hormis des déclarations et gestes de solidarité aux frontières, ouvertes rappelons-le, est la preuve, s’il en fallait une, que la révolution proclamée n’a pas encore eu lieu à l’intérieur de ces États. Les impératifs de la guerre nationale contre Kadhafi limitent alors les possibles libyens. Tout ce qui s’affirme contre lui gagne, à la faveur de cette urgence et de l’unité nécessaire, une légitimité, la critique s’en trouve par conséquent considérablement émoussée. Ainsi, Kadhafi retrouve son rôle. L’épouvantail fonctionne toujours. Il est encore partout, dans les têtes, les bouches, sur les murs où les caricatures ont remplacé les portraits officiels avec la même omniprésence. Des décennies de personnification de l’arbitraire, de culte de l’individu, de monopolisation du pouvoir imposent cette inévitable focalisation. Mais les motifs des révoltés, leur leitmotiv, qui s’affiche lui aussi partout, notamment sur les lieux d’enfermement éventrés, contredisant toutes les usurpations possibles, tiennent en une formule que le cynisme ambiant et la désillusion ont partout ailleurs évidée de son sens, que la soumission intellectuelle a fait ranger parmi les abstractions trop simplistes, et qui reste pourtant le moteur de l’histoire et rend honteuses toutes les résignations : ils veulent être libres. Et ils ont commencé d’expérimenter cette liberté, qu’ils ont conquise sans encadrement ni appui extérieur jusque-là, et à laquelle ils ont déjà pris goût. Ce que le journaliste étranger, au bout de sa laisse déroulante, identifie comme de la naïveté et de l’insouciance n’est rien d’autre que cette émotion particulière de l’émancipation en actes. C’est à l’aune de ce fameux crime qui contient tous les crimes qu’il faut dans cette phase initiale interpréter les signes apparents et paradoxaux du conservatisme, si curieux aux yeux du fétichisme libéral de l’individu et de sa supposée liberté. La critique de l’unicité du pouvoir séparé ouvre comme en Égypte sur la question de la totalité. Là non plus, aucun leader légitime ne s’impose, la rue et les places deviennent forums, et chaque référence à la nation, par les incongrus drapeaux de la monarchie par exemple, expriment un « nous » général contre l’incarnation individuelle, et chaque slogan religieux, dont le plus récurrent (« Il n’y a de dieu qu’Allah et Kadhafi est l’ennemi de dieu »), est une manière d’affirmer qu’aucun homme ne doit avoir de pouvoir sur un autre homme, que Kadhafi n’est tout au plus qu’une usurpation. Ils font la critique de la terre avant celle du ciel, avec cette exigence rendue réaliste par la prise d’armes générale et la suppression de la séparation : que le « nous » soit désormais libre.

Partie rédigée en 2018, révisée pour publication en 2021

 

 

1. L'abdication de ce dernier, malade, en faveur du prince héritier était prévue pour le lendemain.

2. Pour nous épargner le ridicule d’une telle appellation, nous les nommerons CR au cours de ce récit.

3. La Libye compte alors 2 millions de travailleurs étrangers dont une grande part d'Africains subsahariens

4. Flou qui concerne notamment les bilans humains très variables suivant des sources non dénuées d’intérêts directs. De nouveaux médias dits libres, radio, télévision et journaux apparaissent ensuite en Cyrénaïque dès après son basculement.

5. En mars et septembre de l'année précédente, plusieurs dizaines de membres du GICL avaient déjà été ainsi libérés par le régime.

6. Quand à El Beïda ce sont peut-être 50 dits mercenaires africains qui seraient exécutés.

7. La critique de la politique migratoire de Kadhafi avait donné lieu en septembre 2000 à des « émeutes ». Zaouïa avait été le centre de cette vague d'attaques contre les travailleurs subsahariens pour un bilan de plusieurs centaines de morts.

8. Le quartier de Fachloum semble s'être déjà animé dès la soirée du 17 février.

9. Chávez comptant parmi la poignée de chefs d'État à lui témoigner encore leur soutien.

10. Suleiman Mahmoud el-Obeidi, haut dirigeant de l'armée, fait défection dès le 17 février.

11. Dans le djebel Nefoussa, des batailles ont aussi lieu, menées par les Zintaniens, toujours en avance ; les sources sont rares, mais elles paraissent intenses et très meurtrières et avoir basculé en faveur des insurgés.

12. Front national pour le salut de la Libye, parti d'opposition à Kadhafi fondé en 1981 et passé des tentatives de coup d’État défaites à une impuissante opposition en exil.

13. Du côté tunisien de la frontière, il se montre une grande solidarité vis-à-vis des réfugiés qui affluent, l’Égypte pourrait pour sa part assurer l'approvisionnement en armes voire servir de base arrière pour les insurgés de Cyrénaïque.

 

 

Hiver 2011, le commencement d'une époque