avenir d'une offensive

Crescendo bahreïni

Plusieurs semaines après son extension au Yémen et consécutivement au tour décisif pris par la révolte égyptienne, le mouvement insurrectionnel gagne les monarchies de la péninsule via le petit archipel du Bahreïn, situé entre l’Arabie saoudite et le Qatar, où ont été lancés des appels sur les réseaux sociaux au début de février pour une journée de manifestations le 14 du mois. Il est assez peu surprenant qu’un écho se fasse entendre dans cet État qui fait figure d’exception dans la région, puisqu’on y pratique la révolte de façon constante depuis plusieurs décennies. Au point d’ailleurs que ces fréquentes émeutes locales ont été emballées sous l’appellation médiatique d’intifada. C’est du moins ce qui reste aujourd’hui d’une période commençant au milieu des années 1990 et qui se serait close en 1999. Mais à y regarder de plus près, rien ne semble avoir su endiguer depuis une tension qui se manifeste régulièrement par des affrontements de rue contre la police, sans atteindre d’ampleur ambitieuse, mais sans jamais s’éteindre non plus. Si aucun commentateur ne saurait se passer de l’épithète « turbulent » à propos du Yémen, c’est celui de « tumultueux » qui est consacré dans la dégradation journalistique de la révolte bahreïnie en lubie traditionnelle.

Il faut dire que les gestionnaires en poste vivent une contradiction a priori insoluble, sinon par l’emploi permanent de la force policière. Comme à peu près partout ailleurs, pourrait-on dire, mais ici dans une dimension des plus caricaturales qui confine au grotesque. Qu’une famille, les Al-Khalifa, y règne depuis le XVIIIe siècle passe déjà pour un pittoresque exploit que de faibles réserves en pétrole, exploitées depuis les années 1930 et quasi à sec aujourd’hui, ne semblent pas seules expliquer. Du moins, la dynastie trône depuis 1971, date à laquelle le tuteur britannique lui a transmis officiellement le relais. Ce passage à une gestion plus directe prenant le nom d’indépendance et ce relais étant principalement celui de la répression des tumultes déjà périodiques alors. La parenthèse parlementaire ouverte en 1973 par une constitution est de courte durée. N’ayant pu faire promulguer d’impérieuses lois sécuritaires, l’émir suspend la constitution et dissout l’assemblée en 1975. Le champ s’ouvre pour un contrôle autoritaire au moyen d’emprisonnements arbitraires, d’une pratique systématique de la torture et d’exécutions extra-judiciaires. Qu’un clan sunnite se maintienne au pouvoir, autrement qu’aux moyens des méthodes susdites, dans un pays constitué de 70 % de chiites se conjugue mal avec le chambardement iranien de 1979. On sait peu de choses sur les émeutes du mois d’avril 1980, concomitantes de troubles dans la région chiite saoudienne hautement pétrolière sur l’autre rive, l’opportune tentative de coup d’État menée l’année suivante par une tout aussi opportune organisation soi-disant pilotée depuis Téhéran les ayant recouvertes. Sous l’impulsion d’une Arabie saoudite en panique, les dirigeants des pétro-États du Golfe ont décidé la même année d’un regroupement en un « Conseil de coopération du Golfe » (CCG) avec pour objectif déclaré de s’assurer un secours mutuel dans le contexte de graves menaces pour leur conservation. L’essentiel de l’entreprise consistant en une mise sous tutelle saoudienne, et par extension états-unienne, de chaque monarchie. Au même moment, Riyad finance la construction d’un immense pont de 25 km reliant son territoire à celui du Bahreïn qui sera terminé en 1986, traduction concrète du patronage saoudien des Al-Khalifa et moyen éventuel de suppléer leurs remparts policiers.

Le mouvement d’émeutes, qui commence huit ans plus tard, intervient dans un moment de protestation politique où un front d’opposants coalisés réclame le retour à la constitution de 1973 et à un régime parlementaire. Mais, dans ce moment qui est aussi celui de l’augmentation significative du chômage, la colère a déjà pris d’autres dimensions, irréductibles à ces perspectives réformistes. C’est d’ailleurs un prétexte dérisoire qui lance la première confrontation dans la rue en décembre 1994 avec le caillassage des participantes d’un marathon de charité lors de leur traversée d’un quartier chiite. L’insatisfaction est grande, ses manifestations impétueuses, son assignation de l’extérieur se perd entre motifs moraux, religieux, sociaux et politiques. Mais le peu qui émergera des événements négatifs de cette période, globalement passés sous silence au-delà des frontières étatiques, le sera à travers une lecture confessionnelle. Celle que les dirigeants sunnites ont fini par imposer comme condition de leur règne, en instrumentalisant depuis la révolution iranienne la discrimination de la part chiite de la population, ses deux tiers donc. Le soulèvement des pauvres devient un soulèvement chiite puisque ses acteurs le seraient essentiellement, la paresseuse et policière grille de lecture géopolitique autorisant sans grande démonstration supplémentaire autre que l’extrapolation d’attribuer leurs raisons à l’influence voire la main de Téhéran. Lesdits chiites ont peu accès aux emplois du secteur public, sont exclus du pouvoir politique comme des forces de sécurité et de l’armée, composées pour une bonne part d’étrangers sunnites, ils sont ainsi voués aux postes d’ouvriers de l’industrie et de plus en plus massivement, depuis leur remplacement par la main-d’œuvre asiatique, contraints de croupir au chômage dans leurs quartiers pourris. 1994, 1995 et 1996, surtout, sont marquées par des séries d’émeutes, plutôt mineures prises indépendamment, mais qui s’étirent dans le temps, s’interrompent un moment pour reprendre après plusieurs mois d’accalmie. Ce sont surtout des affrontements de rue contre la police, plutôt en petits effectifs d’émeutiers masqués et équipés de cocktails Molotov voire de bombes artisanales. Les sabotages incendiaires ont aussi paru particulièrement pratiqués dans cette espèce de guérilla de basse intensité, relancée à intervalles réguliers par des arrestations massives et les meurtres commis par la police, pour un bilan officiel de 40 tués. Dépassés par ce mouvement sauvage, les croulants du nationalisme arabe et des partis de gauche y ont été relégués au passé, la répression a dû trouver d’autres prétendus leaders en la personne de jeunes mollahs chiites qu’il a fallu arrêter et pour certains expulser du pays. La mort de l’émir en 1999 passe depuis pour la résolution de ce long conflit social, dont l’interruption tient peut-être aussi à la menace ou la réalité déjà d’une intervention saoudienne, longévité attribuée parfois à la « rigidité » de ce dirigeant défunt, et à celle surtout du Premier ministre, son frère, en poste depuis 1971 et toujours là trente ans plus tard. Comme de coutume, l’arrivée du dauphin au pouvoir est l’occasion d’une rénovation de façade. La démocratisation annoncée se traduit par l’abrogation des lois sécuritaires, une amnistie générale – moyen de passer l’éponge sur des décennies de torture donc – avec libération des prisonniers et retour d’exil des opposants réprimés, dont celui des récupérateurs chiites de l’insurrection qui formeront en 2001 un mouvement politique nommé al-Wefaq (« la concorde »). L’apothéose de cette normalisation consiste en la promesse d’une constitution dans le cadre d’une « charte nationale » soumise à un référendum et unanimement plébiscitée. Une fois l’apparence de la rénovation suffisamment installée, notamment vis-à-vis des protecteurs étrangers, ce nouvel émir aux faux airs progressistes s’autoproclame roi et dans la foulée impose sa propre constitution avec à la clé un parlement à deux chambres dont l’une, le « conseil consultatif », doit ses membres à la seule désignation royale. Voilà tous ceux qui y ont cru dupés, et aux premières loges les organisations d’opposition cooptées, intégrées à un jeu politique pipé pour coopérer et négocier, et dont les désormais dirigeants avaient été présentés comme les meneurs et initiateurs de la révolte.

Depuis ce moment et sa conclusion peu conciliatrice, sinon pour ces bernés-là, les tumultes n’ont pas retrouvé leur niveau du mitan des années 1990. Mais ils persistent, surgissent pour toutes sortes de prétextes. Contre le défoulement festif dans ce pays devenu aussi un terrain de jeu pour fortunés Saoudiens qui y trouvent ce qui est interdit chez eux et que semblent goûter aussi les nombreux expatriés occidentaux : putes et alcool notamment. Le grand pont, la chaussée du roi Fahd, sert aussi à déverser cette ordure voisine. De très jeunes émeutiers gâchent la fête, du Premier de l’an, d’un concert, avec la leur, plus brûlante. La guerre menée dans l’Irak voisin par les États-Unis, qui disposent d’une base navale au Bahreïn, est aussi l’occasion d’attaquer leurs précieux collaborateurs locaux dont les menées répressives engendrent d’autres troubles. Ils se situent pour leur grande majorité dans les zones dites chiites dans et autour de Manama où sont concentrés les délaissés. La capitale, à l’extrémité nord du pays, est ceinte par ce que, malgré l’extrême urbanisation de cette zone, le Sud étant un grand désert, l’on continue de nommer les « villages chiites ». C’est ainsi un cadre caricatural, digne d’un mauvais film d’anticipation, celui d’une partition géographique autour de sortes de citadelles assiégées. Derrière des quartiers d’affaires hérissés d’immenses tours abritant notamment les installations régionales de banques et assurances occidentales, surtout depuis que l’élite a reconverti la zone en « hub financier » et qu’elle tente de l’agrandir sur la mer par le biais de polders pour y élever des hôtels de luxe, s’entassent des pauvres réduits à des logements précaires, des rues sans éclairage et des routes fatiguées. La compartimentation géographique est à la fois sociale et communautaire, les sièges du pouvoir royal sont pour leur part isolés de ces bas-fonds chiites par les bastions sunnites de la capitale et dans la ville centrale de Riffa, au cœur d’une région au peuplement sunnite. Reflet en miniature, dans ce pays d’un million d’habitants, de la division du monde, entre forteresse et ghetto, et sorte d’équivalent des métropoles occidentales cernées de banlieues pauvres, avec ici, au milieu, la strate des esclaves, travailleurs asiatiques venus d’Inde, des Philippines, du Sri Lanka et dédiés aux basses œuvres. La comparaison pouvant aller jusqu’aux pratiques émeutières, notamment pour ce qui est de leur limite, dans leur enfermement et leur circonscription. Et ici aussi ces pauvres menaçants y deviennent chaque jour plus nombreux. Le portrait ne serait pas complet sans citer ainsi cette entreprise du pouvoir, minoritaire sunnite donc, consistant à modifier la composition de la population avec l’appel toujours plus croissant d’une main-d’œuvre d’expatriés, corvéable à merci, et surtout la naturalisation d’Arabes sunnites venus des pays voisins. Opération au long cours en partie couronnée de succès puisque les non-nationaux y seraient désormais plus nombreux que les nationaux, le chiffre de la population montant en flèche. Cantonner les agités des villages chiites dans leur trou, en espérant les remplacer un jour, est donc une préoccupation permanente de la monarchie dont on pourrait dire qu’elle réalise l’utopiste et ironique projet brechtien de régner démocratiquement par le changement du peuple. Depuis une semaine d’affrontements avec la police au mois de décembre 2007, les surgissements émeutiers ont pourtant paru plus épars et moins intenses, quoiqu’on y regrette encore leur impact sur le « business » et sur le tourisme, et qu’on y accuse des organisations des droits de l’homme d’inciter les enfants à l’émeute. Un nouveau parti d’encadrement à dominante chiite est apparu, Al-Haq (« le droit »), non reconnu par l’État et issu d’une scission du Wefaq, sur des positions plus radicales que ce dernier en partie discrédité pour sa participation inconséquente à des élections législatives rendues sans intérêt par un découpage électoral défavorable. Raison possible d’une sorte de dévitalisation de la révolte si celle-ci ne doit pas tout à la ritualisation. Toutefois, les derniers signes de colère en actes sont récents. L’arrestation de plusieurs figures du Haq, au mois d’août 2010, occasionne des affrontements dans plusieurs localités dites chiites, entraînant à leur tour une vague d’arrestations dans les milieux de l’opposition illégale avec la rafle de plus de 150 personnes justifiée par les commodes suspicions de préparation terroriste employées par toutes les polices du monde.

On connaît les limites de l’intifada, la répétition engendrant la ritualisation où se perdent la spontanéité et le possible, on sait aussi ce qu’elle ancre, expérience, détermination et irréconciliabilité. Comme au Yémen, le conflit social au Bahreïn est déjà ouvert en février 2011, mais depuis suffisamment longtemps pour qu’aient pu être installés et peaufinés les moyens de le contenir, d’en neutraliser les porteurs, d’en murer les issues, d’en geler les termes. Toutefois, les générations se renouvellent. S’affirmant sans affiliation religieuse sectaire ou idéologique, les « jeunes de la révolution du 14 février », comme ils se nomment, saisissent une opportunité en lançant, apparemment parmi une multitude d’autres, l’appel à manifester à partir notamment d’une page Facebook et d’un forum de discussion. S’ils se reconnaissent dans ce qui se passe ailleurs et saisissent l’occasion de sortir ainsi de leur isolement, c’est pour s’en tenir au cadre déjà en place. Le contenu de l’appel aux accents pacifistes est déterminé par les exigences de réformes déjà formulées auparavant par l’opposition, qui affirme son soutien distant via le Haq et le parti de gauche Waad, la date choisie correspondant jour pour jour au dixième anniversaire de la charte nationale depuis trahie par le roi. Une semaine avant le rendez-vous annoncé, alors que de petits rassemblements se sont déjà tenus devant l’ambassade égyptienne, le régime fébrile concède déjà, du moins quelques promesses, l’équivalent de 2 000 euros accordés à « chaque famille », l’assouplissement du contrôle sur les médias et la libération des plus jeunes des interpellés d’août 2010. Dès le 12 février, impatientés et encouragés par la chute de Moubarak, quelques aventuriers devancent la date fixée en déclenchant de premiers heurts avec une police d’occupation ici déjà majoritairement honnie et composée principalement de mercenaires étrangers. Dans lesdits villages chiites, les manifestations de quelques centaines de participants se déroulent le soir, à Sitra, Bani Jamra, Tashan, Karzakan où, le 13, 3 flics seraient blessés au cours d’affrontements. Au fil de la journée du 14, de tels rassemblements s’amplifient pour compter jusqu’à 6 000 personnes éparpillées en petits cortèges dans plus d’une cinquantaine de lieux. Les forces de sécurité dispersent là où elles peuvent, caillassées au moins à Sitra, où 1 000 protestataires se sont rassemblés. À Daih, à l’ouest de Manama, gaz et matraques ne suffisent apparemment pas, les tirs de chevrotine, qui ont complété les balles en caoutchouc quelques années auparavant dans l’équipement policier, blessent mortellement un manifestant, tandis que plus d’une vingtaine d’entre eux sont blessés dans le tout le pays. Comme pour signifier de façon flagrante la communauté et l’identité des dirigeants étatiques supposément ennemis, durant la même journée le régime iranien a fait réprimer les manifestations sur son territoire pour 2 tués et 150 blessés.

Le 15 au matin au Bahreïn, la procession funéraire consécutive à ce premier tué se change en manifestation de 2 500 personnes. La patrouille de flics chargée de la disperser passe encore, face à l’âpre résistance des marcheurs, des tirs de gaz à ceux de « shotguns », causant un nouveau mort. Le cycle des martyrs, poudrière propre à l’islam et plus prégnant encore dans sa version chiite, paraît dès lors irrémédiablement lancé. De nouveaux manifestants confluent des « villages chiites » vers un rond-point situé en sortie d’autoroute entre la zone périphérique des quartiers dits chiites et le cœur de Manama. La circulation routière y est entravée. Des tentes commencent d’y être montées sans que les flics ne tentent apparemment de disperser à cet endroit, probablement occupés ailleurs où d’autres protestataires tiennent aussi les rues en y brûlant pneus et poubelles jusque dans la nuit. Les révoltés bahreïnis paraissent déjà tenir leur Tahrir avec ce rond-point dit de la Perle (Dawar al-Lulu) au milieu duquel trône une hideuse sculpture moderne rappelant l’époque relativement lointaine de la pêche des perles et célébrant le Conseil de coopération du Golfe, le cycle lancé évoquant dès lors plutôt celui de la colère ascendante connue quelques semaines auparavant en Tunisie et en Égypte, propulsée par la vaine répression meurtrière. Échaudés par les expériences passées et par une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux les désignant comme des agents de l’Iran, les milliers d’occupants du Pearl roundabout réfutent déjà la dimension identitaire de la révolte, avec par exemple des pancartes affirmant « Ni sunnites, ni chiites, union nationale ». Dans la soirée, le roi Hamad paraît en personne à la télévision pour tenter, avec la duplicité la plus crasse, d’éteindre ce départ de feu. Il y présente ses condoléances pour la mort de « nos chers fils », et même ses obscènes excuses, promet encore commission d’enquête et réformes. Le Wefaq, collabo à la bourre, annonce suspendre sa participation au parlement, où ses députés occupent 18 des 40 sièges. Le duo chargé du statu quo marche sur des œufs dans l’espoir que ça ne soit pas bientôt sur des braises.

Le 16, la place de la Perle s’emplit de milliers de personnes au fil de la journée, jusqu’à 12 000 dans la soirée. L’ambiance y est allègre. On y discute de sujets très généraux autour d’un thé, d’un café, d’une chicha. Plusieurs dirigeants de l’opposition en visite y prennent la parole. Ceux des partis dits chiites ayant pris part à la politique parlementaire autour du Wefaq, et d’autres supposément plus radicaux appartenant à Al Wafa, organisation issue d’une scission récente du Haq. Al-Wefaq, qui réclame publiquement une monarchie constitutionnelle et un gouvernement élu, a déjà dans la même journée entamé des négociations en coulisses au cours d’une rencontre officieuse avec la monarchie. Le lendemain, les 1 500 occupants qui campent sur la place sont réveillés à 3 heures du matin par un millier de flics et de militaires. Sans sommations, le campement est évacué violemment à coups de gaz, de grenades assourdissantes et de matraquage en règle, puis de tirs de chevrotine face à ceux qui résistent en lançant les quelques projectiles qu’ils ont sous la main. L’opération fait 4 morts et entre 50 et plus de 200 blessés. Lors d’une tentative de reprendre la place, des affrontements causent un nouveau tué du côté des révoltés. Dans le reste de la ville, l’armée a déployé ses tanks, barré les rues pour y installer des check-points, les banques sont fermées, le ministère de l’Intérieur incitant les habitants à rester chez eux. D’autres secteurs, probablement la périphérie chiite, connaissent des heurts.

La répression de la place est un tournant. Le 18, le cycle des martyrs tant redouté se confirme, les perspectives changent, la vieille division se fissure et le scénario se répète. Nouvelles processions funéraires, nouvelle répression militaire (plus de 50 blessés, dont beaucoup par balles réelles) pour empêcher notamment l’accès à la place au millier de manifestants, nouveaux affrontements et nouvelles condoléances télévisées ; cette fois présentées par le prince héritier, prenant le relais de son père qui l’a chargé d’un dialogue avec des représentants de l’opposition de plus en plus indispensables pour espérer contenir la rue. Mais le fossé se creuse encore entre les révoltés, qui montent des barricades dans leurs quartiers après les funérailles, et le Wefaq, à la tête d’une coalition de sept partis d’opposition, qui poursuit ses tractations avec les Al-Khalifa malgré les tués de la veille et le mitraillage de la journée. Dérisoires négociations pour savoir s’il dialogue officiellement ou non, alors qu’il se trouve contraint de réclamer la démission du gouvernement tout en assurant ne pas vouloir la chute du régime dont il ne souhaite que la réforme. Dans ce double-jeu où il affirme dans le même temps son ralliement à la contestation, ce parasite annonce, pour satisfaire une demande des Al-Khalifa et comme s’il en avait les moyens, son intention de reporter la manifestation prévue le lendemain au mardi suivant. Parce qu’il y a de plus en plus de sunnites dans les rangs des manifestants, que les révoltés réaffirment leur union au-delà de leurs confessions respectives jusque dans les fameux quartiers « chiites », un rassemblement loyaliste mené par des dignitaires sunnites est organisé devant la grande mosquée sunnite de Manama, quand de son côté le clergé chiite s’exprime en faveur des contestataires.

Le 19, résultat des tractations en coulisse et manière de redonner la main au Wefaq, les forces de sécurité se retirent de la place de la Perle aussitôt reprise par les manifestants malgré une vaine tentative policière de dispersion à la lacrymogène. Jusqu’à 15 000 personnes s’y rassemblent dans l’après-midi pour célébrer ce retour comme une première victoire et organiser un nouveau campement. Un autre point de rassemblement apparaît en face de l’hôpital principal de la ville où sont soignés les blessés depuis l’assaut policier du 16 pour devenir un nouveau lieu d’occupation au cours des jours suivants. Le prince héritier confirme l’ouverture d’un dialogue national et d’une séquence de négociations. Ali Salmane, chef du Wefaq, charismatique pour les journaleux et qui devrait la légitimité qui lui reste encore à son rôle supposé durant le mouvement des années 1990, intervient sur la place pour préparer les gens à une telle usurpation. Mais la dynamique générale continue d’échapper aux encadrements officiels disponibles. Des rassemblements se forment spontanément en de multiples lieux, appelés par SMS ou par Internet. 600 manifestants se confrontent ainsi aux flics sur la rue menant à leur quartier général. Le 20, malgré les atermoiements de la centrale syndicale, dont la revendication d’un retrait des troupes militaires a été satisfaite, 80 % des salariés du pays se mettent en grève. Différents secteurs professionnels manifestent pour converger sur la place de la Perle. Les débats s’y concentrent autour du but de la révolte, l’instauration d’une monarchie constitutionnelle du côté des réformistes, la fin des Al-Khalifa pour ceux, plus déterminés, qui ont repris l’exigence transnationale de la chute du régime. Débat auquel s’ajoute une multitude de revendications sociales.

Le 21, tandis que de multiples marches occupent les rues des quartiers chiites, un nouveau rassemblement en soutien de la monarchie, vaguement maquillé en opposition raisonnable avec quelques timides demandes de réforme, regrouperait des centaines de milliers de participants devant la mosquée de Manama. Chiffre vraisemblablement gonflé par le ministère de l’Intérieur. Les organisateurs mettent en avant l’unité nationale, la concorde civile et appellent au calme, mais aussi à l’amorce d’un dialogue national et à la libération de prisonniers d’opinion. Cela tombe à pic puisque ce sont précisément les mesures choisies par le pouvoir, qui relâche ce jour des prisonniers dits chiites et mise plus que jamais sur ses discussions avec le Wefaq. Peine perdue durant cette même journée qui voit l’annonce d’un nouveau mort consécutif à la répression du 18 février. La situation, qui navigue ainsi entre concessions et brutalité policière, suggérant une grande duplicité du pouvoir, tient aussi à la division de celui-ci, plutôt d’ailleurs comme une division des tâches, entre fraction modernisatrice menée par le prince héritier et conservatrice incarnée par le Premier ministre en la personne du vieil oncle du roi.

Le 22, ni la concorde ni le dialogue avec la monarchie ne sont à l’ordre du jour de « la marche de fidélité aux martyrs » qui rassemble au départ 9 000 personnes puis dépasse les 100 000 à son arrivée sur la place de la Perle, atteignant peut-être jusqu’à 150 000 participants pour un pays d’un million d’habitants, dont moins de la moitié sont des nationaux. « Le peuple veut la chute du régime » et « À bas les Al-Khalifa » se sont désormais imposés dans un mouvement qui ne cesse donc dans le même élan de s’amplifier et auquel participent ce jour de nombreuses femmes. Il s’y trouverait aussi des flics et employés gouvernementaux en rupture de ban. Le roi accorde sa grâce dans la soirée à 300 prisonniers politiques, dont plusieurs figures de l’opposition illégale détenues jusque-là sous l’inculpation de « terrorisme ». Plusieurs d’entre elles sont sur la place le lendemain soir pour y prendre la parole. Le Wefaq a fini de décrocher. Le Haq, aidé par cette opportune libération, a ainsi pris la relève, et talonne encore une contestation trop radicale et trop rapide pour les autres organisations politiques laissées sur le bas-côté dans un nuage de poussière. Sur « Lulu », on parle désormais plus ouvertement de la chute de la monarchie, sa mutation constitutionnelle ne suffit plus, et si l’on réclame encore quelque chose au pouvoir, c’est, dans le sillage de celles déjà obtenues, la libération de tous ceux qui croupissent encore prison.

Les manifestations se sont faites quotidiennes, organisées par secteurs professionnels ou par catégories sociales. Celles des femmes, du personnel hospitalier, celui de la poste, le 24, partent de différents quartiers pour se rendre et se fondre sur la place de la Perle, où l’affluence ne cesse d’augmenter de jour en jour. Le vendredi 25 février est un jour de deuil national décrété par le gouvernement. Les marches démarrent après la prière à partir de multiples quartiers et banlieues, et dans la direction de la place. La radicalité s’y confirme avec la scansion du fameux Irhal, le refus de tout dialogue avec le pouvoir et la critique de la télévision nationale qui essaie d’imposer sa vision sectaire de la révolte. Les Al-Khalifa remanient le gouvernement avec le remplacement de 4 ministres. Le 26, les manifestants, partis de la place de la Perle, dénoncent l’insuffisance de la manœuvre à proximité du Conseil des ministres. Ils exigent le départ de tous ceux qui dirigent en brandissant les photos des martyrs. L’un des principaux chefs du Haq, tout juste rentré d’exil, prend la parole sur la place dans la soirée pour ce qui semble prendre des airs de meeting. Gouvernement et Wefaq continuent leur marchandage d’arrière coulisse, mais le parti dit d’opposition est définitivement hors-jeu avec son pauvre slogan « Le peuple veut la réforme du régime ». À tel point d’ailleurs qu’il a déjà concédé, devant les évidences, ne plus pouvoir maîtriser la rue et qu’il devient ainsi de plus en plus inutile au pouvoir. Au cours des deux jours qui suivent, d’autres secteurs rejoignent la contestation, dont en particulier les étudiants, et les formes de mobilisation se renouvellent avec des convois de camions qui partent de la place de la perle, notamment pour se rendre devant le parlement.

À ce moment de son évolution, le mouvement de révolte au Bahreïn comporte de nombreux points communs avec celui du Yémen. D’abord, il n’a pas atteint le stade de l’insurrection, et on ne peut même y distinguer la moindre émeute véritable, les confrontations mineures contre les flics dans les « villages chiites » évoquant celles des quartiers d’Aden, l’ensemble prenant plutôt les contours d’une mobilisation massive. Car comme chez son homologue de la péninsule, elle grossit de jour en jour et cette amplification populaire s’accompagne, en partie sous l’effet de la répression, de la radicalisation de ses mots d’ordre et de ses perspectives. Radicalisation qui provient surtout du soulèvement global et des premiers foyers où elle est apparue en actes pour ne s’y être toujours pas éteinte et s’être exportée désormais dans une multitude d’États. L’espoir et l’ambition sont ainsi devenus extrêmement contagieux et le vecteur local de la contagion consiste ici aussi dans l’occupation permanente de l’espace public. Le maintien de plusieurs types d’encadrements politiques et religieux préexistants est compensé par cet effet émotionnel galvanisant qui les déborde comme il dépasse les initiateurs des réseaux sociaux désormais, ces intermédiaires ne valant qu’à la condition que les pauvres ne se rencontrent pas réellement. Comme au Yémen, cette rencontre signe le surgissement d’un irréversible qui interdit définitivement toutes les tentatives de dialogue et de négociation. Et comme en Cyrénaïque, les forces de sécurité sont ici profondément haïes pour n’être que le bras armé de l’occupant étatique. La révolte au Bahreïn bouscule de plus les cadres établis hâtivement suivant les divisions sectaires et régionales en vigueur pour jusque-là circonscrire par exemple les soulèvements à une poussée régionale des Frères musulmans contre les vieux dictateurs plus ou moins laïcs. Sa composante, son contexte, et sa proximité avec le Qatar ont tout à coup rendu Al Jazira plus timide. C’est seulement l’hypermédiatisation orientée de la situation en Libye qui permet encore de maintenir la révolte bahreïnie dans une certaine marge. Et malgré sa faiblesse relative, c’est bien tout ce qui fait l’intérêt de ce mouvement, la contradiction amenée à l’interprétation plaquée de l’extérieur sur la révolte pour la conservation des catégories qui commencent d'être dissoutes. Nul dirigeant n’est donc désormais à l’abri du peuple s’autoconstituant, la révolte au Bahreïn insuffle cet air frais contre les tentatives d’asphyxier les premiers théâtres du soulèvement sous la particularisation de leur contexte, et pour cette raison, même à partir de ce minuscule archipel, elle inquiète peut-être plus qu’aucune autre tous ceux qui redoutent une contagion plus grande et une déstabilisation complète de la région, Arabie saoudite et États-Unis en tête. La policière lecture géopolitique du monde, soumise aux enjeux les plus triviaux et aux divisions les plus arbitraires, a rarement paru aussi ridicule, son enfermement des populations de la région en identités chiites et sunnites, au service de la concurrence entre Téhéran et Riyad, aussi fragile. Le mouvement insurrectionnel de 2011 apparaît alors comme une critique de la contre-révolution iranienne en balayant l’immuabilité supposée de son cadre.

Partie rédigée en 2020, révisée pour publication en 2021

 

Hiver 2011, le commencement d'une époque