Avant même qu’elle n’atteigne officiellement l’Égypte, la dynamique subversive a déjà gagné la péninsule arabique dès après le 14 janvier tunisien. Le mouvement yéménite, quoique très restreint encore, va alors s’y manifester comme l’écho le plus significatif à la chute de Ben Ali. Le contexte local dans lequel il intervient peut là aussi être présenté du point de vue de la réorganisation conservatrice qu'a exigé la répression de la révolution iranienne. Sous sa forme actuelle, le Yémen est le résultat de la fusion de deux États en 1990. L’unification de la « République arabe » et de la « République démocratique populaire » procède de la fin de la division Est-Ouest dans le monde, consécutive à la déliquescence de l’idéologie marxiste et à l’effondrement du bloc bureaucratique. L’État du Sud, au « socialisme » alors périmé et dépourvu de la tutelle russe, fut intégré à celui du Nord, la direction de l’ensemble formé s’y partageant entre le président du Sud, à qui revint le poste de vice-président, et celui du Nord, Ali Abdallah Saleh, qui conserva le sien à la tête de l’État unifié. En 1994, après d’apparentes ouvertures démocratiques, telles que celles que représenteraient le multipartisme et la liberté de la presse, la victoire éclair du Nord dans la guerre lancée quatre ans après l’unification contre la tentative de sécession des dirigeants du Sud a permis de finaliser la mise à l’écart de ces derniers pour une première étape de concentration du pouvoir. Suivant le renversement qui s’est opéré dans l’équilibre mondial, l’islamisme a servi de levier à cet aboutissement de la domination des forces étatiques du Nord sur celles du Sud, aussi bien en tant que composante politique de l’ancienne République arabe que dans les forces pratiques mises en jeu aux côtés de son armée régulière. À la différence des pays d’Afrique du Nord, il n’est pas, dans un premier temps, l’adéquat ennemi intérieur assurant le statu quo mais un allié direct du pouvoir. Al-Islah, le principal mouvement politique religieux, émanation de la version locale des Frères musulmans, participe ainsi au gouvernement de 1993 à 1997, les moudjahidines yéménites de retour de la guerre contre les Russes en Afghanistan, pour laquelle le Yémen du Nord a fourni de nombreux combattants, ayant pour leur part été intégrés aux institutions. Avant cela, pour avoir, à la différence de son voisin saoudien, pris le parti de l’Irak durant la première guerre du Golfe, le Yémen s’était vu classé dans le camp anti-occidental suivant la nouvelle division en vigueur alors qui se définissait encore entre États. Le premier effet d’un tel positionnement s’était traduit en représailles par la suppression d’une grande partie des aides financières internationales et l’expulsion de plus de 500 000 expatriés yéménites d’Arabie saoudite. Dix ans plus tard, à la suite d’un attentat commis en 2000 contre un navire de guerre américain dans le port d’Aden revendiqué par Al Qaeda, puis surtout à partir du coup de force du 11 septembre aux États-Unis l’année suivante, la position n’est plus tenable. L’État yéménite, désigné comme un repaire de djihadistes, consent alors à collaborer sur son sol à la lutte anti-terroriste internationale, quoique de façon suffisamment ambiguë alors pour ne pas s’aliéner immédiatement une « opinion publique » largement hostile aux États-Unis et à Israël. Sans importantes ressources pétrolières et grandement dépendants de l’aide internationale, ses dirigeants trouvent là un moyen d’assurer leur conservation. Les supposés terroristes locaux ne prendront les institutions étatiques pour cible qu’à partir de 2008 dans le contexte d’une agitation grandissante et d’un mécontentement général à côté desquels ils font figure d’épiphénomène, sinon comme alibi pour réprimer librement agitation et mécontentement. La mention du Yémen, déjà rare, dans l’information dominante n’y sera pourtant plus faite qu’en fonction de cet axe de la lutte contre Al Qaeda, érigé depuis une décennie en problème mondial prioritaire et dont le Yémen serait désormais l’antre principal, avec notamment l’officialisation en 2009 d’une branche locale nommée AQPA.
L’équilibriste Saleh, qui se maintient ainsi à la tête de l’État depuis 1978, présente tous les attributs du dirigeant arabe « moderne ». Arrivé au pouvoir à la faveur d’un putsch, l’ancien militaire a installé progressivement l’autoritarisme de ses méthodes, le monopole de son parti (le Congrès populaire général), et mis en place un système népotique où les bénéfices de la corruption généralisée profitent à ses proches qui se partagent les postes clés à la tête du pays. La situation de ceux qu’il s’agit d’encadrer y est aussi comparable à celle des autres États dits « arabes » sans que ces derniers n’en détiennent l’exclusivité, au taux de chômage record s’ajoute ici la misère plus particulièrement extrême d’une population de 24 millions d’habitants, dont les deux tiers ont moins de 25 ans. En dépit de cette évolution récente, correspondant au schéma classique d’une concentration croissante du pouvoir par le tyranneau de service au moyen d’une politique sécuritaire justifiée par la menace terroriste, la situation n’y est pas non plus exactement équivalente à celle des verrouillages tunisiens et égyptiens, pas davantage qu’à ceux des monarchies de la péninsule. Les élections, auxquelles une opposition politique légale a pu bon gré mal gré prendre part, n’y ont pas toujours paru aussi scandaleusement truquées, et toute l’information n’y est pas à la botte du régime ; deux éléments qui autorisent au pays le titre de « démocratie ». Surtout, derrière cette gestion modernisée de façade et l’alignement sur la représentation du contexte international, le pouvoir central y est en partie contrebalancé par le rôle que continue à jouer l’organisation tribale traditionnelle. La structure communautaire basée sur le lien du sang et le territoire d’origine exerce encore une influence notable, concrètement en tant qu’intermédiaire entre la société civile et l’État auquel elle se superpose comme encadrement, et plus symboliquement avec le fonctionnement clanique qu’elle participe à maintenir dans l’ensemble de la société yéménite. Si les tribus n’évoquent a priori qu’une espèce d’arriération consubstantielle à cette antique Arabie profonde, ou ne paraissent que les relais locaux du pouvoir de Sanaa ou de l’Arabie saoudite via un clientélisme entretenu à coups d'importants subsides, elles semblent aussi le vecteur d’un trait plus farouche, la conservation d’une tradition guerrière rétive aux injonctions modernes de pacification des mœurs, de contrôle des populations, et de centralité économiste. Elles font à la fois figure de tampon, de système de régulation, en faisant valoir les intérêts particuliers des leurs, et de menace de l’ordre par la puissance armée qu’elles représentent. Et c’est ici un autre élément de distinction important, à la différence de ses voisins de la péninsule, le Yémen est réputé et inquiète pour sa turbulence et son instabilité chroniques. Du point de vue de la raison moderne, il s’en dégage une sorte d’irresponsabilité gestionnaire qui va de la priorité donnée sur l’agriculture alimentaire à la production de qat pour sa cérémonieuse et oisive consommation quotidienne, à la conservation du droit coutumier basé sur l’honneur et les fréquents affrontements armés qu’il entraîne. Car pour ce qui est des régions tribales du moins, chacun se doit ici d’être doté d’une arme à feu, la Kalachnikov ayant depuis longtemps complété la traditionnelle janbiya. Un recensement exhaustif de tout ce qui s’y produit comme disputes violentes relèverait de la gageure. Les plus intenses ont lieu depuis 2004, à partir de quand le pouvoir central mène une guerre intermittente contre une rébellion armée dite houthiste dans l’extrême nord du pays, zone délaissée où revendications régionales et divisions sectaires et tribales s’entremêlent pour on ne sait finalement quels pauvres enjeux politiques. Mais c’est une autre instabilité, bien plus menaçante quoique davantage passée sous silence, qui hante les tenants du pouvoir, celle qu’y provoquent périodiquement des séries d’émeutes. En décembre 1992, en juin 1998 puis en juillet 2005, les directives du FMI et de la Banque centrale, entraînant de considérables hausses de prix, ont donné lieu à des révoltes modernes, c’est-à-dire urbaines, non encadrées et accompagnées de pillages, s’étendant à chaque fois sur plusieurs jours et touchant plusieurs villes parmi les principales. Au moins pour les deux événements les plus récents, à l’issue d’une répression meurtrière, l’évolution des émeutes en affrontements armés a été attribuée aux hommes des tribus qui, à ce stade, auraient pris part à la fronde antigouvernementale avec les moyens et valeurs qui sont les leurs ; leur confrontation à la police et aux militaires entraînant à chaque fois de nombreux tués, jusqu’à 92 selon certains bilans en 1998. En 2005, le soulèvement de juillet, qui s’inscrit dans une séquence mondiale de montée du négatif, concerne de nombreuses localités du Sud, sévèrement réprimées, aussi bien que la capitale et la ville de Saada au nord. C’est l’événement récent le plus important dont nous avons connaissance concernant les antécédents dans cet État qui n’a dû alors son sursis qu’au retrait de sa mesure de suspension des subventions sur les carburants. Mais le temps qui vient ensuite, après la reconduction de Saleh aux élections présidentielles de 2006, n’est pas non plus exempt de manifestations de colère. Au point d’ailleurs qu’on puisse penser 2005 comme l’ouverture d’une boîte de pandore. Au mois d’août 2007, commence dans le Sud un mouvement de protestation à l’initiative des anciens soldats sudistes qui réclament leur réintégration dans l’armée. À l’issue de la brutale répression des premiers rassemblements, d’autres revendications se mêlent aux griefs initiaux, ciblant la corruption et les hausses de prix, s’ajoutent alors d’autres acteurs aux premiers protestataires, dont des militants régionalistes. En mars 2008, ce sont surtout les jeunes chômeurs qui égayent cette protestation encadrée, donnant alors à la mobilisation des allures émeutières qui nécessiteront durant plusieurs jours et dans plusieurs villes l’intervention de l’armée pour protéger les bâtiments gouvernementaux et les sièges du Congrès populaire général (CPG) attaqués par les révoltés. Les années qui suivent seront à nouveau ponctuées de moments similaires où, souvent à l’occasion de commémorations liées à la guerre de 1994, les rassemblements appelés par la constellation confuse des organisations sudistes donneront lieu à des affrontements dans la rue, parfois armés, et à de nombreux tués, peut-être plus de 100 sur la période dans son ensemble. La révolte ne paraît pourtant s’affranchir sensiblement de l’encadrement régionaliste, sa présentation médiatique participant aussi à son cantonnement au territoire que ce dernier revendique. Elle ne semble pas, par exemple, gagner la grande ville méridionale de Taëz, qui ne fait pas partie de la zone qui définissait l’État du Sud avant l’unification. Mais à la différence des États principalement concernés par l’offensive jusque-là, le Yémen de Saleh est confronté de façon récurrente à un négatif vivace auquel il tente de faire face en y appliquant une répression elle aussi croissante. Il faut en outre remarquer que le prétexte des mobilisations sécessionnistes n’y est pas non plus le seul à servir l’expression de l’insatisfaction. En août 2008, on se bat contre les flics à Aden à la suite d’une pénurie d’eau quand en septembre 2010, derniers faits négatifs décelables avant 2011 à partir d’une observation à distance, ce sont les coupures d’électricité qui donneront lieu dans la même ville à des barrages de routes et à des fusillades entre protestataires et flics.
En janvier 2011, il semble que les premiers rassemblements soient immédiatement consécutifs à la nouvelle de l’éjection de Ben Ali au soir du 14, et qu’on y appelle rapidement à celle de Saleh. N’excédant pas le millier de participants, ils sont d’abord constitués d’étudiants, de militants des droits de l’homme et de chômeurs, et prennent place chaque jour dans et aux abords de l’université de Sanaa, la capitale. À partir du 18, la protestation, qui gagne la ville portuaire d’Aden dans le Sud, à l’appel du mouvement sudiste Al Hirak pour un « jour de colère », prend un tour semblable aux événements qui s’y produisent depuis 2007. Dans ce qui fut la capitale de l’État du Sud, les manifestations occasionnent dès ce premier jour des affrontements, allant jusqu’aux fusillades, qui se poursuivent le lendemain et s’étendent à plusieurs quartiers sans paraître transcender encore ce qui s’y déroule périodiquement depuis quatre ans. La répression, plus brutale que dans la capitale, où elle s’en tient à des arrestations et des lacrymogènes, provoque son premier mort dans la région de Lahij, où le 21 l’armée s’active contre les manifestations qui ont lieu dans plusieurs villes du Sud. Le 22 et le 23, les manifestants d’Aden, dont on ne connaît pas le nombre, y sont à nouveau la cible des tirs policiers faisant un deuxième tué, des dizaines de manifestants sont arrêtés. La présentation médiatique de cette première période, située entre les moments insurrectionnels de Tunisie et d’Égypte, donne alors l’impression de deux mouvements parallèles et distincts, avec d’un côté les centaines puis milliers de jeunes contestataires confinés par la police anti-émeute dans l’université de Sanaa et de l’autre les apparents sécessionnistes d’Aden et d’autres localités voisines. Outre les antécédents récents et la pression policière qui s’y est installée en conséquence, la brutalité étatique employée dans le Sud doit aussi son impunité à la supposée présence d’Al Qaeda, à qui est attribuée alors ce même jour la mort d’un soldat à Lawdar. Les arrestations sur le campus de la capitale, où la mobilisation s’est étoffée, semblent nourrir davantage d’indignation chez la jeunesse étudiante Facebook, proche de celle tant vantée par l’information en Égypte et en Tunisie, notamment à la suite de l’interpellation, parmi une vingtaine d’autres, d’une militante qui deviendra vedette médiatique nobélisée. Après la manifestation dite étudiante qui se tient en réaction, Saleh, cauteleux manœuvrier déjà inquiet, lâche ses premières concessions en annonçant des augmentations de salaire pour les fonctionnaires, et notamment des forces de sécurité dont il doit s’assurer de la loyauté, et démentant son intention dénoncée jusque-là par l’opposition officielle de voir son fils lui succéder. Ce qui importe alors dans les déclarations officielles est de se démarquer à tout prix du dirigeant tunisien déchu et de sa gestion autoritaire : le Yémen n’a rien à voir avec la Tunisie puisqu’on y tolère l’opposition.
Du fait du commencement du mouvement égyptien, plus de dix jours après les premières mobilisations, l’opposition parlementaire regroupée depuis le début des années 2000 dans une coalition nommée Forum commun (parfois traduit en « rencontre commune »), qui mêle toutes les tendances idéologiques les plus périmées sans autre cohérence que leur opposition au CPG constitué peu ou prou de son côté du même patchwork opportuniste, ce pseudo-forum commun donc aperçoit les bénéfices possibles de la protestation dans un contexte politique de tripotage de la constitution et à l’approche d’élections législatives prévues pour avril. Durant son déroulement, le mouvement yéménite va être ainsi aux prises avec toutes les tendances récupératrices qui se sont entassées au fil du temps comme autant de scories témoignant du gel des disputes sociales en opportunismes déçus : islamistes d’Al-Islah, socialistes sudistes du PSY, nationalistes du Baas, nassériens, zaydites. La plupart de ces partis ont participé au pouvoir étatique à un moment ou à un autre de leur existence et forment une espèce de coalition de perdants du petit jeu politicien, un peu à la manière de Kefaya en Égypte, agrégés donc contre la monopolisation du pouvoir par le CPG parce qu’ils en ont été écartés. Les premières grandes mobilisations, intitulées « day of rage » comme en Égypte là aussi, ont lieu le 27 janvier et rassemblent à l’appel de l’opposition une centaine de milliers de personnes pour tout le pays, dont 16 000 à Sanaa, chiffre exceptionnel apparemment jamais atteint depuis au moins une décennie. Le Forum commun y fait défiler ses partisans sous des bannières roses, symbole du moment de leur coalition modérée, quand le CPG fait marcher les siens au cours de quatre contre-manifestations organisées dans la capitale pour des effectifs à peu près similaires quoique minimisés par une partie de l’information occidentale. L’intrusion des récupérateurs, pour leurs seuls intérêts et suivant leur indéfectible agenda, se marie mal avec la détermination mimétique qui se montre dans les immolations en série qui ont alors lieu en écho au geste de Bouazizi et au-delà donc de situations qui devraient à leur contexte particulier. Elle ne semble pas davantage s’accorder avec les exigences des initiateurs du mouvement dont la seule identité qui peut leur être dévolue, plutôt qu’étudiante, est celle de la jeunesse. Le 29 janvier, en parallèle de ce qui se joue en Égypte, et simultanément aux mêmes méthodes qui y sont employées, les contre-manifestants commencent une série d’attaques des protestataires qui, à seulement quelques dizaines ce jour, puisque sans l’opposition officielle qui a déjà rangé les pancartes, tentent de gagner l’ambassade d’Égypte. Car l’escalade égyptienne produit alors ses effets, et Saleh emboîte le pas de Moubarak. Le jour où ce dernier annonce qu’il ne se représentera pas, le dirigeant yéménite fait la même promesse, dont il avait déjà usé en 2005, probablement sous l’effet du soulèvement de juillet, avant d’être réélu un an plus tard. La grossière manœuvre, calquée sur celle d’un dirigeant égyptien aux abois, en dit long sur ses craintes, et son identification à Moubarak sonne alors comme un flagrant et inconséquent aveu de faiblesse. Le jeudi 3 février, alors que les défenseurs de la place Tahrir au Caire repoussent décisivement leurs assaillants, la plus grande manifestation à ce jour, avec peut-être jusqu’à 20 000 personnes, se tient à Sanaa à l’appel de l’opposition qui a choisi le jeudi comme jour de rassemblement hebdomadaire et s’en tient à une demande de réformes. La place Tahrir locale devient un enjeu dont s’emparent alors ponctuellement les milliers de contre-manifestants dits pro-Saleh, obligeant les protestataires à se rabattre sur l’université. Ces présumés partisans du pouvoir, qui appliquent donc la répression à la place des flics, du moins contre les rassemblements non initiés par l'opposition, semblent surtout encadrés par des hommes de main du régime, nommés baltaguias comme en Égypte, de tribus fidèles au CPG, et constitués pour le gros des troupes de fonctionnaires payés par l’État pour être là. D’autres rassemblements ont lieu dans plusieurs villes, dont Taëz, la deuxième du pays, qui n’apparaît qu’alors dans l’information mais où pourraient se tenir des rassemblements depuis le début. Peu de choses transparaissent de ce qui se produit ensuite jusqu’au 11 février, les événements égyptiens focalisent l’attention, déterminent les possibles, entretiennent l’attente, leur dénouement va donner une dimension nouvelle au mouvement et décupler l’offensive hivernale qui atteint alors son zénith en s’exportant dans une multitude d’États sous des formes différentes.
Le 11 février, le suspense prend fin, l’horizon des possibles continue de s’ouvrir. Sur la place Tahrir à Sanaa, dans les rues de Taëz, dans celles d’Aden comme dans d’autres communes du Sud, la jubilation se mêle à la résolution désormais plus réaliste encore de faire sauter Saleh. Dans la capitale, elle est accueillie par les balles réelles des flics qui ne feraient encore que des blessés. La distance et la division avec Aden, où l’on subit aussi des tirs ce jour, commencent de s’abolir avec cette tragique égalité de traitement, en même temps que la contestation s’accroît indépendamment de l’opposition. Dans la singulière Taëz qui, perchée dans une zone montagneuse entre nord et sud au cœur du gouvernorat le plus peuplé du pays, semble échapper aux principales identités et divisions en vigueur partout ailleurs, on choisit de s’inspirer des pratiques éprouvées au Caire. Une partie des milliers de personnes, peut-être jusqu’à 15 000, regroupées devant le siège du gouvernorat commenceraient un campement sur l’une des places de la ville rebaptisée « place de la Liberté ». Pour éviter une telle issue à Sanaa, 5 000 contre-manifestants partisans du CPG, accompagnés d’agents de sécurité, s’emparent de la place Tahrir le lendemain pour y installer leur propre campement après que les forces de sécurité ont entravé une nouvelle marche de milliers de protestataires sur l’ambassade égyptienne. Le 13, dépassée par un enjeu qui la terrorise, l’opposition officielle se montre alors sous son vrai visage, choisissant de renouer le dialogue avec le gouvernement et suspendant sa participation aux manifestations. Ses moutons ne sont plus là non plus. Les effectifs du rassemblement du jour sont ainsi considérablement réduits comparativement à ceux des journées du 27 janvier et du 3 février. Ils ne seraient qu’un ou deux milliers dans la capitale à répondre à l’appel lancé sur les réseaux sociaux et par SMS, mais, débarrassés des boulets du Forum commun, l’ambiance y est plus vivante, plus spontanée, sans parasites pour l’encadrer, et de cette spontanéité naît la proposition ambitieuse de marcher sur le palais présidentiel. L’entreprise échoue, probablement du fait de l’attaque de contre-manifestants, mais va se répéter tout au long de la semaine. À quelques milliers, à partir de la base arrière de l’université, de semblables sorties vont se renouveler et se confronter aux larbins du pouvoir associant les flics, les « miliciens » pro-Saleh et les clients satisfaits du pouvoir. Tandis que le même type d’affrontements oppose sur la même période les milliers de protestataires de Taëz aux défenseurs du régime pour plusieurs dizaines de blessés et d’arrestations, c’est encore à Aden qu’intervient l’approfondissement émeutier.
Déjà le lundi 14, les escraches et épurations commises contre leur direction par des grévistes du gouvernorat et de la compagnie portuaire, avec pour ces derniers le saccage des bureaux de la compagnie, ont donné les signes d’opportunes initiatives offensives. Le mercredi 16, des centaines de manifestants envahissent les rues de plusieurs quartiers qu’ils bloquent et se confrontent aux flics dont les tirs, provenant parfois du haut des toits, feraient au moins 2 morts, vraisemblablement davantage. Le lendemain, malgré le déploiement de l’armée appelée à la rescousse et la présence du vice-président chargé de mener une « commission d’enquête » sur les troubles récents, les révoltés reprennent les débats au cours de la soirée. Plusieurs quartiers s’émeuvent à nouveau. On ne se contente plus cette fois de bloquer les rues, des commerces sont attaqués, des bâtiments municipaux incendiés. Les flics, dont des snipers, tirent à nouveau, faisant 3 tués parmi des émeutiers qui pour certains seraient armés. Le vendredi 18, alors qu’une publication Facebook appelle à une marche du million à travers tout le pays, dit aussi « vendredi de la colère », ils ne sont que 2 000 à Sanaa qui tentent de gagner le palais présidentiel, mais bloqués et réprimés par les forces de sécurité et des contre-manifestants armés. À Aden, une nouvelle manifestation nocturne réunit 7 000 personnes brandissant les portraits des manifestants tués et affirmant leur émancipation des divisions imposées jusqu’alors et de l’encadrement sudiste avec le slogan « Ni Nord ni Sud, notre révolution est celle des jeunes ». La violente dispersion de cette jeunesse en actes, 4 morts et 40 blessés, l’éparpille en émeutes où l’on tente de prendre d’assaut le quartier général de la police et où l’on réussit à brûler deux bâtiments gouvernementaux comme celui du siège du conseil provincial et d’un poste de police en banlieue. Ce jour où tout bascule décisivement dans l’Est libyen, Aden semble l’équivalent de Kasserine et de Suez pour le mouvement yéménite, la répression meurtrière ne parvenant pas à anéantir la détermination des contestataires et engendrant en revanche une indignation grandissante. Mais si elles ne peuvent juguler celle-ci à l’échelle du pays, les forces étatiques n’en perdent pas pour autant le contrôle sur le terrain. Le 20 pour s’en assurer encore, le dispositif sécuritaire se renforce avec la présence de tanks dans la ville.
De nouvelles localités soulevées apparaissent alors. Les occupations permanentes de places, nommées sit-in dans l’information, semblent se multiplier, suivant l’exemple de Taëz où plusieurs milliers de personnes tiennent une place centrale depuis une semaine malgré les attaques du CPG (le 18, une grenade y fait 2 tués). À Ibb et Malla notamment, probablement aussi à Marib, Hodeida et Aden. À Sanaa le 19, les pro-CPG, dont des membres armés de tribus loyalistes, tentent encore de déloger les protestataires devant l’université dans ce qui tourne en bataille rangée, à coups de pierres, de gourdins et d’armes à feu, pour ces dernières mentionnées pour la première fois côté contestataires. La confrontation bordélique et brutale rappelle les affrontements du Caire quelques semaines auparavant. La capitale connaît alors son premier tué, tombé sous les balles. Devant la violence répressive, la contestation gagne en unanimité pour ce qui se crie un peu partout : « Irhal ! » (« Dégage ! »). Les oulémas appellent à un gouvernement d’unité nationale et à la fin des troubles. L’une des plus importantes confédérations tribales menace de se rendre à Sanaa pour soutenir les manifestants si la violence ne cesse pas. 50 députés du CPG démissionnent. Les girouettes de l’opposition parlementaire, excellents instruments de mesure du vent, disent se joindre au « mouvement de contestation » et ne pas reprendre le dialogue avec le pouvoir « sous les armes ». Tous ceux-là courent après une dynamique qui leur échappe et qu’ils redoutent, mais ont-ils d’autres choix ? Le rejoindre, comme ils disent, et répondre ainsi au devoir traditionnel de solidarité ou se voir déborder par ceux qu’ils prétendent représenter.
La révolte est un virus, venu de Tunisie et d’Égypte, une mauvaise grippe, c’est du moins ce qu’affirme le fiévreux Saleh au 21 février, contraint d’avouer que l’infection se propage à grande vitesse. Voilà qu’elle gagne significativement le nord du pays, jusque-là seulement définie par la guérilla houthiste dont les représentants ont affirmé leur soutien au mouvement. En effet, ses leaders ont pris langue avec leurs homologues du Forum commun. Et ça en est probablement davantage la cause que l’effet, des dizaines de milliers de manifestants envahissent les rues de Saada, comme d’autres le font à travers tout le territoire national, d’Hodeida à Taëz, de Ibb à Aden encore, où l’on n’a pas cessé de se battre contre les flics (1 mort ce jour). À Houda, dans la province méridionale de Lahij, la police tire sur des manifestants qui saccagent le siège de l’administration locale. La même détermination se montre jusque dans la province du Hadramout, dans l’est du pays, où le 22 l’on réclame la chute du régime en commençant par enlever tous les portraits de Saleh sans que les forces de sécurité ne parviennent malgré les tirs à balles réelles à disperser les manifestants. Dans la capitale, ils sont des milliers désormais à occuper les abords de l’université, où depuis le soir du 20 février s’est improvisé dans le sillage des pionniers taezzis un campement sur un carrefour rebaptisé « place du Changement » (sâhat al-taghyîr). Le harcèlement quotidien ayant montré sa vacuité en n’œuvrant qu’au ralliement de davantage encore de contestataires du régime, la police s’interpose désormais pour éviter de nouveaux affrontements. Un baroud est encore mené dans la nuit du 22 au 23, causant 2 tués par balles côté occupants. Ali la Salhope joue ainsi sur deux tableaux, d’une part la répression violente commise par sa police officieuse, d’autre part la simulation de ses bonnes intentions quand il demande le lendemain à celle officielle de protéger les manifestants tout en appelant à l’arrêt de la protestation. Cela pour, dans le même discours, tendre la perche aux récupérateurs officiels du Forum commun en reprenant leur proposition d’un gouvernement d’union nationale afin de superviser les futures élections législatives. Et ils ne sont pas les seuls à devoir être ménagés, quand chaque jour voit de nouveaux parlementaires du CPG démissionner et que les chefs tribaux réitèrent leurs menaces. On assiste alors à la même comédie qu’en Égypte, le même petit jeu de dupes, les mêmes négociations dans l’entre-soi gestionnaire qui ne cesseront jamais véritablement dans le dos des révoltés perçus par tous ceux-là comme une monnaie d’échange. Ces supposés concurrents et véritables complices se reconnaissent une raison d’être commune, la conservation du pouvoir séparé, et pour méthode corollaire le double langage permanent. L’envers de ce qui se manifeste concrètement sur Change Square, où l’on défie les attaques du pouvoir, où l’on exorcise collectivement la peur dans les danses et les chants.
Face à l’empêchement répressif des tentatives de marcher sur les lieux de pouvoir dans la capitale, à l’impossibilité de s’emparer de la place Tahrir occupée par les campeurs du CPG, les protestataires ont donc décidé de la tenue d’un lieu fixe là où le mouvement a commencé, face à l’université. La place, rebaptisée Taghyr, tient davantage du carrefour, c’est un rond-point dont l’occupation entrave la circulation. D’un lieu de rassemblement quotidien, il devient celui d’un cantonnement permanent avec l’installation de tentes assurant une présence nuit et jour. Ce sont donc des gens jeunes, en partie en rupture avec l’opposition officielle et les partis politiques dans leur ensemble, qui l’organisent. Cette « jeunesse révolutionnaire », comme elle se nomme elle-même et qui par ce seul épithète se distingue déjà de l’opposition, s’offre ainsi les moyens d’une rencontre et d'un forum véritables où les identités supposées de chacun se trouveraient transcendées par le combat unitaire à mener contre le régime. Un nouveau rapport social y apparaît, basé sur cet engagement où prime l’égalité de tous, et s’ébauche ainsi une critique pratique de la verticalité étatique du pouvoir, des innombrables hiérarchies, et des divisions en intérêts particuliers et communautaires, sans toutefois que les identités partisanes ne se dissolvent encore. Malgré une franche critique des partis politiques voire leur complet rejet, on y tolère tout ce qui se positionne contre Saleh, dont apparemment des députés de l’opposition. L’influence de l’exemple égyptien paraît très importante sans qu’il y ait eu ici, du moins dans la capitale, de décisives ruptures en actes, de rencontre émeutière préalable comme celle qu’a connue Le Caire. Et c’est probablement ce qui y limite encore le contenu possible malgré les intentions affirmées et l’exigence radicale du départ de Saleh, de la chute du régime. Au-delà de la résistance collective aux menées répressives, ce qui conditionne la rencontre et lui procure sa puissance provient davantage de l’extérieur, de l’offensive générale, de ce qui se joue plus intensément et en même temps ailleurs comme basculement. À cela s’ajoute que Sanaa n’a pas paru jusque-là le centre de gravité de la révolte qu’elle devient désormais avec la focalisation médiatique sur Change Square, encore très relative pour cet État dédaigné par l’information. Elle tend à recouvrir ce qui se produit à Taëz sur la « place de la Liberté », où les effectifs des participants ont parfois paru bien plus élevés, et sur laquelle on sait peu de choses, comme on n’en sait pas davantage sur les autres places occupées dans le reste du pays. Le traitement médiatique est particulièrement superficiel pour ce qui ne concerne ni Sanaa ni Aden. La place de la capitale s’impose comme une sorte d’évidence en miroir de la centralisation du pouvoir de l’État. Et il semble bien alors que ce soit le début d’une venue des acteurs des autres régions, dont déjà des représentants tribaux, vers ce centre pour une occupation qui ne cessera durant des semaines d’être rejointe et s’élargira sur plusieurs kilomètres alentour. Il s’y exprime aussi l’affirmation du pacifisme du mouvement pour un objectif commun qui tient alors à la condition de sa généralisation que la dynamique en cours paraît dessiner. On comprend qu’il s’agit de ne pas donner à Saleh des arguments à la répression, de s’opposer aux méthodes de ses affidés, comme de prévenir l’escalade armée particulièrement menaçante dans le contexte yéménite. La rencontre privilégie la concorde et l’affirmation d’un civisme en opposition avec un pouvoir militaire prévaricateur qui se complaît dans l’affrontement. Pour toutes ces raisons, la négativité y paraît en demi-teinte sans qu’ait pu être franchi le passage de la protestation, alors en voie d’amplification, à l’insurrection.
La principale préoccupation de l’État yéménite, depuis les premiers jours de contagion sur son territoire, consiste à prévenir la convergence entre la jeunesse de la capitale et les gueux du Sud qui ont désormais exprimé l’identité de leur insatisfaction, comme avec ceux des régions excentrées du nord et de l’est. Entre ces extrémités qui visent leur unification réelle, Taëz continue de fournir un modèle possible de dépassement des divisions inessentielles. Alors qu’il semblait quelques jours auparavant ne concerner qu’une extrême minorité de la population, Change Square n’étant encore qu’un minuscule équivalent du Tahrir égyptien, le mouvement de révolte démontre à partir du vendredi 25 février une ampleur inédite. Ses effectifs sont tout à coup décuplés sous l’effet d’une vague qui submerge au même moment un nombre démultiplié d’États et par la radicalité qu’elle charrie, par ce niveau insurrectionnel qu’elle impose. L’entretien de la peur par la répression meurtrière n’est plus à même d’empêcher le ralliement populaire et le flot monte ainsi inexorablement. En ce jour de prière collective, des dizaines de milliers de Yéménites se rassemblent dans les rues de la plupart des villes du pays avec un total donné de 180 000 manifestants, probablement sous-estimé, pour ce qui en ferait la plus grande mobilisation de son histoire. Ils seraient entre 50 000 et 100 000 à Sanaa, peut-être jusqu’à 100 000 à Taëz. L’État concentre encore une fois sa répression sur les manifestants d’Aden et ses alentours, zone inaccessible aux journalistes dominants et dont les faits filtrent seulement via Internet. Un premier manifestant est tué par les forces de sécurité au cours de l’après-midi. Dans plusieurs quartiers, dont le centre-ville et les localités de sa périphérie, les révoltés érigent des barricades dans la soirée puis dans la nuit et s’affrontent avec les flics dont apparemment la Garde républicaine (1). La répression est lourde. Les premiers bilans n’évoquent encore « que » 4 morts, il y en aurait entre 15 et 22, ainsi que 100 blessés par armes à feu. La séparation territoriale ayant été déjà en partie abolie, la répression ainsi appliquée au Sud alimente désormais la colère générale. Le chant « El Chaab Yourid Isqat Al Nizam » a résonné dans tous les cortèges du pays, démontrant que leurs participants ont à la fois rejoint la jeunesse s’affirmant révolutionnaire comme ses homologues de Tunisie, d’Égypte, de Libye, du Bahreïn.
Le mouvement de révolte au Yémen, bien moins offensif et dévastateur que ses devanciers tunisien et égyptien, entre dans une phase contradictoire, où l’unanimité se forme pour menacer de plus en plus décisivement le régime de Saleh, mais où, par le même effet d’unité recherchée, toutes les forces d’encadrement existantes vont s’y amalgamer. Au stade atteint par l’ensemble du mouvement insurrectionnel régional, la perspective d’une grande convergence semble encore à même de mettre à bas les séparations et les piètres objectifs réformistes qui autorisent de tels encadrements, les uns comme les autres ridiculement en deçà des ambitions et buts en train de se former. Par sa propagation effective, la grande exigence de la jeunesse a désormais imposé un point de non-retour en rendant impossible toute forme de conciliation de la rue et des places avec le pouvoir.
Partie rédigée en 2018, révisée pour publication en 2021
1. Sorte de garde prétorienne de Saleh comptant 20 000 hommes.