avenir d'une offensive

Introduction

De l'inaccomplissement

Les textes publiés ici sont le résultat d’un projet initial qui ambitionnait la présentation de l’ensemble du mouvement insurrectionnel apparu à la fin de l’année 2010 en Tunisie et dont on peut dater la défaite régionale de l’année 2013 avec la restauration du pouvoir militaire dans son centre de gravité égyptien et l’étatisation avancée de la guerre civile syrienne. Il s’agissait au départ de proposer une vision globale de ces événements, de leur rendre ainsi leur véritable unité au-delà de ce que chacun de ces moments devrait aux contexte et déroulement particuliers dans chaque État attaqué. Au fil de l’évolution au long cours du projet, l’ampleur de la tâche pour parvenir à un résultat publiable nous a conduit à resserrer notre entreprise sur la première période, celle de l’explosion initiale, correspondant à l’hiver 2011. Cette séquence, à l’intérieur de la totalité du mouvement qui peut correspondre elle aussi à une telle dynamique, est ici perçue suivant une évolution en trois temps, ceux d’une montée, d’un zénith et d’une descente, sans que cette dernière ne signifie l’extinction d’un élan dont la profondeur a donné des conséquences particulièrement longues et nombreuses, pour la région concernée et pour le monde. Il est donc ici question d’un premier acte, celui de l’irruption soudaine, massive et contagieuse d’un soulèvement qui a pris de vitesse l’ensemble de ses ennemis. Rien, au cours des vingt années au moins qui le précèdent, n’avait à ce point ridiculisé l’impossible postulé.

Il y a probablement quelque chose d’incongru à publier aussi tardivement de tels comptes rendus partiels sur des révoltes qui ont eu lieu dix ans auparavant, mais il nous a semblé que leur importance pour l’époque qu’elles ont ouverte, l’image déformée qui en a été figée justifiaient encore une telle publication, comme un retour à une racine enfouie dont les enjeux et les thématiques se sont retrouvés depuis dans les plus récentes révoltes, jusqu’en Occident, cela particulièrement avec la nouvelle poussée offensive apparue en 2019 sur plusieurs continents. La saisie de l’événement dans son ensemble, pour en tirer les plus profonds enseignements du point de vue de sa nouveauté, manque toujours.

Ce projet révisé, minimal en l’état, tire son motif d’un parti pris, d’une théorie, d’une certaine manière minimaux eux aussi. Le point de vue hétérodoxe qui préside aux choix effectués considère le cours du monde suivant le conflit essentiel qui l’anime en s’y affirmant partie prenante. Il est basé sur quelques constats définitoires de ce conflit et de son essentialité, sur la centralité de la révolte offensive en actes collectifs pour le devenir de l’humanité, sur l’absence toujours plus flagrante de maîtrise et de débat à propos de ce devenir, sur les médiations autonomisées et abstractions effectives qui entretiennent une telle absence. Il découle de l’observation d’une modification des faits de révolte décisifs au cours des dernières décennies avec une appréciation optimiste sur ce qui semblait aux tenants d’idéologies dites révolutionnaires de rédhibitoires limites : l’absence de chefs, d’organisation, de partis, de programme préalables, le rôle périphérique de la pensée individuelle, la place primordiale de l’émotion, la transgression de la morale gestionnaire. De ce point de vue, 2011 est un moment de bascule.

Nouveauté

L’amnésie et le recouvrement ayant depuis fait leur œuvre, il est aujourd’hui particulièrement difficile de représenter, pour le faire à nouveau sentir, à quel point le mouvement insurrectionnel de 2011, selon ce que devrait toujours être la définition d’un événement et la nouveauté qui lui est inhérente, a surgi de façon imprévisible pour ébranler les plus solides certitudes, secouer et revitaliser un corps ensommeillé et transi d’inquiétudes. Comment ce grand éclat, allègre et voluptueux, a d’abord déchiré la fatalité régnante pour la renvoyer à sa misère et à sa honte. Comment il a déterminé de ce fait la décennie qui a suivi et les temps que nous vivons encore, ce que sont devenus dans son sillage le monde et sa représentation. Au-delà de la surprise générale, ce qui apparaît même à l’observation la plus superficielle correspond à ce que l’on pourrait nommer un retour, du négatif, de l’histoire, du rôle central du négatif dans l’histoire. Une telle impression demande toutefois à être en partie contredite. Ce « retour » s’est manifesté dans la représentation dominante et principalement parce que cette dernière s’y est trouvée momentanément contrainte. Si les insurrections d’Irak et de Somalie avaient forcé les informateurs à se taire en 1991, celles de 2011 les ont forcés à parler. Car ce n’est pas tant d’un retour effectif de la dispute humaine nommée histoire qu’il s’agit, celle-ci n’ayant jamais cessé, mais de celui de sa visibilité. L’assaut de 2011 a été suffisamment puissant, et si concentré dans le temps, si conquérant dans l’espace, pour que chacun, jusque chez ses adversaires, soit momentanément obligé d’assister à la manifestation d’une idée continuellement refoulée parce qu’immédiatement scandaleuse et en apparence si paradoxale : ceux qui n’ont au quotidien aucun pouvoir sur l’emploi de leur vie sont les acteurs principaux de l’histoire, les seuls quand l’audace les saisit à pouvoir transformer effectivement le monde. Parmi ses multiples répercussions, ce que 2011 change d’abord, c’est le regard commun porté sur la révolte qui semblait jusqu’alors si bien obscurcie et si irrémédiablement reléguée à la périphérie des attentions. 2011 porte jusque dans sa terrible défaite, qui l’a d’abord voilée, cette terrible avancée pour le parti du négatif : ce monde est de nouveau à la merci des pauvres qu’il produit, et l’idée a depuis fait son chemin. Sous la surface anesthésiée de l’amnésie et du recouvrement, cette jeune taupe explosive a continué de creuser.

Résultat d’un déni général préalable, le choc honteux produit par une telle irruption, celle d’une grande bataille dans une guerre déjà en cours, celle d’une grande offensive surtout dans un conflit dominé par un belligérant qui s’était assuré le contrôle des transmissions, en dit déjà large sur les temps que nous vivions avant. Il fallait montrer que la guerre avait bien lieu en sortant de l’ombre les escarmouches nombreuses et les attaques les plus prometteuses, moquer les aveuglants contre-feux comme le ridicule de la neutralité affichée sous les bombes de l’insignifiance du quotidien, de la pauvreté marchande, de l’ajournement du sens et du contenu. Dans la retraite générale, quand on ne sait plus même dater le moment si lointain de la défaite et nommer ses raisons, sa décision, on se satisfait vraisemblablement de peu. La vision totale de la guerre avait disparu depuis trop longtemps des écrans radars, éclipsée par les dispositifs consécutifs aux défaites des plus grands assauts antérieurs sans plus même la conscience de ce lien de cause à effet.

Du sort de la révolte

Dans leur victoire et dans leur défaite, révolution française et révolution russe ont déterminé la dispute humaine des deux siècles passés sous la forme du débat pratique de l’humanité sur elle-même, dans son activation et dans sa paralysie. L’intervention belliqueuse, tumultueuse et pressée des pauvres, ceux qui par définition paraissaient éternellement exclus de toute décision et de toute effectivité véritable, change dans l’événement la totalité des conceptions établies, le monde et sa représentation, le sujet et l’objet de l’histoire. Cette contradiction en actes portée par la multitude, qui apparaît alors si scandaleuse en accédant au premier rôle, est ce que nous appelons le négatif. Il a fallu aux ennemis de cette recherche fiévreuse du sens et du but, au parti de la conservation donc, l’interrompre par les armes, la travestir par la raison gestionnaire, l’abolir par la fixation d’un sens et d’un but imposés. Mais sous ce travestissement et son cortège de falsifications, à l’intérieur même des accaparements idéologiques et intéressés, la révolte était encore centrale dans le récit de l’aventure humaine, comme un de ses leviers, la manifestation au moins d’une émancipation aux vertus universelles. De barricade en commune, de mutinerie en soulèvement anticolonial, le souffle fut tel qu’on n’a jamais vraiment cessé de se battre, sans que rien n’en soit resté indemne, des formes de la création comme des possibilités des passions, de l’organisation des humains comme de leur raison d’être. La singularité du temps qui vient ensuite tient au sort fait dans la représentation à la révolution suivante dans cet affrontement entre le maintien du passé et les propositions sur l’avenir.

Modifications des formes de révolte et négations de leur historicité ont conduit à une dissociation entre une représentation officielle, déterminée par l’idéologie dédiée à la conservation, et les faits historiques proprement dits, qu’ils aient été falsifiés via cette idéologie ou plus simplement ignorés par la médiation dominante. Davantage encore que dans les murs policiers élevés par les États, l’émeute, mise à feu de toutes les révolutions, a trouvé son principal fossoyeur dans sa médiatisation. Sa relation et sa représentation ont systématiquement été le fait de cet ennemi qu’elle s’est découvert il y a trente ans, le préposé à la communication sur les faits entre les humains.

La pénible fonte de la glaciation du débat issue de la révolution russe nommée « guerre froide », si l’on date sa phase terminale de l’effondrement du bloc de l’Est au début des années 1990, avait commencé d’instaurer l’annexion des moments collectifs de révolte pour les réduire à des signes d’archaïques défectuosités ou manifestations apologétiques d’une aspiration au modèle de gestion étatiste dit « démocratique ». Un progressisme propre à la société libérale occidentale, débarrassée de sa fausse opposition bureaucratique, allait régir désormais la vision d’ensemble pour laquelle l’histoire telle qu’elle avait été pensée depuis Marx, c’est-à-dire dans sa dimension essentiellement conflictuelle et bipartite, se serait révélée caduque. L’absence apparente de contradiction définit officiellement cette époque, ce qu’a été sa pensée dominante, un esprit objectif privé de sujet, une espèce de grand boulevard ouvert à la marchandise, escortée par un positivisme prépotent quoique soupçonné ici ou là d’un certain nihilisme tenant à sa vacuité trop visible. « Ainsi il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus » pourrait en être la devise cette fois-ci partagée par la majorité.

Entre 1978 et 1993, le déferlement de deux grandes vagues de révolte et les moyens requis pour les défaire avaient déterminé officieusement les conditions de cette nouvelle configuration pour un dégel bien plus brûlant. La première eut pour théâtre principal l’Iran, la déflagration s’y déployant jusqu’à la révolution, principalement accompagnée de l’insurrection au Nicaragua puis celle de Pologne et l’embrasement des banlieues anglaises. Toutes les catégories sclérosantes instaurées par la contre-révolution russe y furent congédiées, celles d’une circonscription des enjeux dans les rangs serrés d’une lutte des classes, entre humains parqués dans une bourgeoisie et un prolétariat encadré, où centralité du travail obligatoire et du besoin alimentaire définiraient les limites indépassables issues d’un matérialisme borné. La jeunesse qui s’est montrée là, sans encadrement et à l’écart du nombriliste Occident, a rué dans les brancards poussiéreux d’un tel vieux monde unanimement économiste pour redéfinir le cœur de l’histoire et son sens : la pensée du genre et les perspectives de son accomplissement. Malgré leur criante communauté, de pratiques, de critique et de perspectives, ces fronts sont restés séparés les uns des autres par l’ignorance organisée. Mollahs et sandinistes, a dit l’information dans son acte de notoriété qui a fait de ceux-là les héritiers indus et nouveaux propriétaires. Le discours émis de l’extérieur sur les événements a combattu décisivement leurs acteurs pour un effectif reflux dans le marasme d’une décennie bouchée ensuite par la résignation et ses motifs, thatchéro-reaganisme, sida, Tchernobyl. La deuxième vague de 1988 à 1993 a encore davantage montré l’importance de ce nouveau terrain du conflit. Sans révolution, mais avec une ubiquité bien plus importante, une profusion et une simultanéité exceptionnelles, il s’y était manifesté une multiplication d’émeutes modernes, particulièrement fertiles alors puisqu’elles avaient débouché pour nombre d’entre elles sur des insurrections généralisées dans plusieurs États et atteint cette fois jusqu’aux principaux de la planète. Accompagnant la société libérale, qui s’imaginait désormais seule en scène, l’information dominante en pleine expansion allait s’y révéler plus influente encore pour maintenir ces insurrections séparées, leur dicter leurs raisons et leurs buts, court-circuiter leur débat, y substituer sa propre histoire spectaculaire de chute du mur de Berlin en guerre du Golfe. L’ubiquité sera changée en éparpillement, celui d’un monde désormais fragmenté, d’un éclatement, d’une multiplication des divisions, quand la division idéologique s’effondre, faisant le lit de tous les particularismes culturels et géographiques, ethniques, régionalistes, nationalistes, pour enclore des groupes humains dans des identités qui les définiraient et par conséquent devraient définir également ce qu’ils font, ce qu’ils veulent jusque dans la révolte. Le résultat fut de nier le parti qui se manifestait là, pour ceux qui l’ont ainsi formé en pratique comme pour le reste des humains. Le succès de la manœuvre fut tel qu’aujourd’hui on ne trouvera qu’une poignée d’individus partageant, aussi discutable soit-elle dans les détails et l’interprétation, cette représentation de l’histoire. Ces deux vagues n’ont pas été comprises dans leur unité, n’existent pas ainsi dans la narration officielle de l’histoire.

Les régions du monde ont paru s’éloigner dans une sorte de dérive des continents, si paradoxale dans des temps dits de mondialisation, d’un « village global » homogénéisé par la marchandise, comme une banquise qui se disloquerait et verrait ses blocs de glace si semblables s’éloigner les uns des autres et de leur commune appartenance. La simultanéité, qui définissait ces assauts mondiaux battus, ne s’est pas retrouvée ensuite dans cette dimension, à ce niveau. L’émeute a paru avoir épuisé son potentiel, la nouveauté s’usant en rituel, la défaite pesant sur cette génération de combattants défaits. Les insurrections plus rares qui viennent ensuite se trouvent isolées et donc plus aisément circonscrites à leurs frontières et leur contexte. Albanie en 97 et Indonésie en 98 montent au front comme des francs-tireurs excentrés. Dans leur sauvage soif de dilapidation, elles sont l’antithèse de ce qui règne alors, d’une société gestionnaire qui a elle-même rétréci son horizon. L’information dominante y est devenue la grande prescriptrice dictant son ordonnancement du temps en répétition journalière et sa séparation des espaces en prisons locales.

Ce rétrécissement est une abdication générale à la richesse. Une perte de la grandeur, des perspectives ambitieuses, de la totalité, jusque dans la figure même de la domination, un ventre mou davantage qu’une élite s’y est imposé en modèle. Cultivant de petites satisfactions, le juste milieu, fusion improbable du prolétariat et de la petite bourgeoisie, se rêve au terminus pacifié de l’histoire, revenu des grands drames qui la définiraient principalement, de Shoah en goulag. Dans la division mondiale de l’activité, comme la fabrication industrielle des objets, la boucherie des guerres a été délocalisée à l’abri des regards pour l’impression fallacieuse d’une conciliation générale. L’exemple donné par ce phénomène, qui ne peut prétendre depuis l’Occident vieillissant représenter l’ensemble que par sa détention de moyens de représentation, est celui de la résignation, plus ou moins confortable, la vie réduite à sa dimension individuelle, spectatrice de son propre reflet, le temps à un présent perpétuel, la société à une sorte de milieu naturel où s’exerce la faculté d’adaptation des espèces d’atomes. Pour cette clientèle partisane de l’information que nous appelons middleclass, l’événement n’est qu’une confirmation de l’être-là, sans critique et sans négatif, autre chose que la révolte non encadrée pour laquelle elle est devenue le tampon protégeant son ennemi direct, un trou noir qui la dévitalise jusqu’à l’annuler.

Dans cette plaine pacifiée où plus rien ne semble accéder à une place historique ni concerner la totalité, l’histoire spectaculaire se substitue à ce manque. L’événement correspondant à ce régime surgit sur tous les écrans du monde avec les attentats du 11 septembre 2001 au cœur de cette citadelle middleclass qu’est New York giulianisé. Et il n’est que le début d’une réaction en chaîne prétendant à la même historicité avec les guerres menées en Afghanistan et en Irak par une coalition internationale regroupée autour du décideur états-unien. Confirmation sensationnelle de la division mondiale spectaculaire produite d’abord par la contre-révolution iranienne par laquelle la société libérale s’est trouvé son indispensable ennemi avec l’islamisme opportunément couplé dès lors au terrorisme anonyme, à l’événement sans sujet, toujours subi, à la page blanche que les scribes modernes n’ont plus qu’à remplir. Le pouvoir unificateur de l’information lui permet d’englober l’ensemble de l’humanité étatisée dans ce récit ne concernant pour l’essentiel de ce qui s’y joue que les États. Cet ersatz de conflit historique est une chape de plomb, pour celui authentique qui semble alors se mener en périphérie d’un prétendu choc des civilisations.

C’est une pathétique ironie de l’histoire qui veut que le dépassement de l’émeute s’y dessine simultanément à cette mise en spectacle tyrannique, et par conséquent dans la relative obscurité et la mise à la marge ainsi permises. Le pouvoir séparateur de l’information occulte alors la coexistence des insurrections d’Argentine et d’Algérie et de leurs expérimentations d’organisation de la parole après l’émeute. Le laboratoire argentin pose par les assemblées de quartier les prémices de la poursuite du débat sans encadrement proposé par l’émeute. Ces agoras aux airs de prolégomènes s’useront dans l’éloignement de leur origine négative. Mais la puissante révolte, qui mêla pillage massif, chutes de gouvernements et assemblées de quartier comme traduction conséquente d’une défiance généralisée, a gravé au fronton de l’époque le mot d’ordre d’un niveau minimal d’exigence qui lui survivra : « que se vayan todos ». Si la contagion n’est ni directe ni immédiate, de profonds bouleversements sociaux secouent dans ce sillage l’Amérique latine jusqu’aux soulèvements, en Bolivie en 2003 pour son plus haut plateau ensuite, à un degré moindre en Équateur en 2005. Ce bouillonnement régional sera battu par la récupération avec l’intronisation de gestionnaires degauches prétendant à sa représentation si bien préparée par tous les lieux communs de la fausse révolte folklorique, de Che Guevara en Chiapas, d’indigénisme en buen vivir. La nouveauté argentine des assemblées commencera d’y être préemptée par tous ceux qui n’avaient juré jusque-là que dans leur contraire, hiérarchie, parti et dogme, pour reconduire sous de nouvelles formes horizontales l’essence des hiérarchies, partis et dogmes. L’ Amérique latine reste un bloc de la banquise éloigné dans le cadre établi d’un déclassement de la révolte en instance de dénonciation d’une mauvaise gestion dommageable, une passade exotique qui ne mérite, c’est selon, que mépris ou commisération en attendant le retour à la normale. Sinon pour les gauches qui y ont vu matière à capitaliser pour leur morale, rien ne serait véritablement en jeu là pour l’humanité, puisque c’est d’Occident qu’on juge et que les conditions de survie y seraient si bonnes.

Avant 2011

Malgré cette relégation, avec les moyens d’observation nouveaux permis par le développement d’Internet, il est devenu, mais seulement pour qui s’en soucie, possible de constater l’omniprésence de la révolte collective durant cette période. Pour qui s’en soucie en effet, parce qu’à moins de cela, de cet effort, elle n’apparaît pas à la consommation quotidienne. Et c’est d’abord et surtout un constat de quantité, d’une profusion tirée des limbes de la presse en ligne à coups de clics. Inde, Chine, Nigeria, les États les plus peuplés sont agités d’une multitude d’émeutes, le plus souvent locales et ponctuelles, mais qui ont indiqué un niveau de disputes et de turbulences quasi permanentes assez en contradiction avec le progrès heureux du développement dans ces représentants du monde multipolaire suivant leur statut d’États émergents en voie de normalisation. La consultation de la presse en ligne, qui déclasse encore ces faits aux confins de l’intérêt général, permet de prendre acte d’une vitalité de la révolte, montre des foyers régionaux où les étincelles provoquent des soulèvements, en Afrique (Togo 2005, Guinée et Kenya 2007, Cameroun 2008), où les disputes s’étirent, la quasi-totalité du sous-continent indien en 2006, et en dessous des sommets une large pratique planétaire de l’émeute. Mais en dépit de cette enchanteresse abondance, le même constat d’une perte de sa fertilité apparaît : les insurrections généralisées sont rares. L’intermittence et le clignotement qui caractérisent cette période laissent apparaître des pointes acérées qui émergent puis disparaissent au point qu’il ne semble plus possible d’ambitionner la reconstitution de l’ensemble qu’elles forment pour en comprendre la logique, ce que le changement du monde leur doit. Il ne resterait plus que cette tentation de les en extraire comme autant d’expériences exceptionnelles mais temporaires, de singulières fugues hors du méchant monde pour un court instant de libération. Car si les faits sont accessibles d’un bout à l’autre de la planète, envisager leur communauté demeure une proposition subjective que pourraient contredire jusqu’à leurs auteurs. Les seuls exemples où cette communauté des émeutiers a été reconnue officiellement et rendue visible donc, c’est de l’extérieur pour leur assigner à contre-courant de leur pratique les carcans d’un prétexte fabriqué suivant les nécessités de l’agenda médiatique. Des caricatures en février 2006 seraient seules en cause pour expliquer les émeutes du Pakistan au Nigeria, la faim pour celles du début de l’année 2008 du Cameroun à Haïti. À travers cette unité artificielle et mensongère, la révolte n’est qu’une conséquence déplorable, une extrémité consécutive à la défaillance du contrat social ou de l’économie, elle a sa place dans la marge du récit d’un cours du monde qui se décide ailleurs.

Cet ailleurs est en crise, dit-il sur lui-même. Raison pour laquelle les pauvres ont faim. À la faveur d’une faillite du système financier en 2008 et d’une série de catastrophes dites naturelles ou environnementales, l’ambiance évolue significativement de l’angoisse sans motif à l’inquiétude justifiée. Le catastrophisme vient se surajouter au terrorisme pour contribuer à l’affect général, celui d’un pessimisme assez paradoxalement générateur de craintes. L’incertitude du climat ou de la finance, des crédits ou de la fonte de la banquise resserre les rangs autour de préoccupations de survie, mais pour le constat difficilement contestable d’une absence totale de maîtrise de l’humanité sur sa production. La prise pour objet centrale des dérèglements renvoie à un passé stable et associe préventivement toute forme de désordre à la tragédie en cours ou à venir. L’impuissance y règne en maître jusqu’au sommet des États, plus que jamais placés sous le tutorat d’organismes supranationaux qu’ils ont formés et qui démentent encore davantage leur prétention originelle à une quelconque souveraineté. De cette ambiance, de cette impasse qui s’impose, apparaît déjà une attention nouvelle portée à la révolte, représentée comme illustration ou comme issue de la crise générale. Et puisque les émeutes éclatent en Occident, dans le centre d’émission du discours sur le monde, c’est qu’elles pourraient jouer quelque rôle. Novembre 2005 en France avait autorisé cette hypertrophie de l’émeute occidentale, l’inauguration d’un cycle d’affrontements de rue en décembre 2008 en Grèce l’impose aux portes de la vieille Europe comme conséquence d’un État en faillite. C’est en définitive une reconnaissance officielle du foisonnement quantitatif de l’émeute pour une conclusion qui l’emporte de l’université à l’ultra-gauche, agents auxiliaires de l’information dominante : regardez à quel point le monde va mal, les émeutiers nous le disent dans leur grand appel au secours. Ce qui fait seule la dangerosité et la qualité de l’émeute, la perspective de son dépassement, y est donc occulté et dénié dans cette prise pour objet peu ragoûtante en l’état et ainsi laissée à quelques spécialistes peu ragoûtants eux aussi.

Il faut donc battre en brèche l’impression d’une apparition de 2011 sur un terrain vierge, ex nihilo. Pour ceux qui s’opposent à la thèse dominante sur l’histoire, équivalant à sa suppression, une sorte d’histoire officieuse, d’histoire inconnue pour reprendre le mot de Voline à propos de la révolution russe, a continué de se montrer, pour peu qu’on se soit doté des moyens adéquats pour la rendre visible (partie observatoire du site Invitations au débat sur la totalité). C’est un mouvement profond et souterrain ignoré par la représentation dominante et ses spectateurs, un peu mieux connu localement et isolément par toutes les polices du monde qui ont dû s’y confronter. Il n’y est plus possible de détecter de véritables vagues, d’en comprendre la dynamique générale dans le temps, une appréhension spatiale paraissant, du fait du clignotement et de la séparation effective, plus adéquate dans une époque où l’espace y domine le temps. L’architecture mondiale définit une compartimentation suivant des cadres explicatifs et des frontières afférentes, imposée d’autant plus aisément que les régions les plus révoltées sont aussi les plus éloignées de la parole légitime. Suivant une veille distante, on peut proposer déjà une vision sommaire, tracer l’esquisse d’un immédiatement avant 2011, qui reste extrêmement superficielle mais évite de se perdre dans les dédales. Elle se dessine dans un monde à plusieurs niveaux, aux parois étanches, où l’on se croise peu, entre ceux qui se déplacent futilement dans l’espace et ceux qui en sont interdits mais explorent parfois un usage du temps moins futile pour l’ultime voyage excitant, la dernière aventure possible. L’Afrique subsaharienne y est toujours une sorte de sous-monde, une cave minière exploitée loin des regards, laissée à quelques potentats locaux, qu’on protège à l’occasion, pour la gestion policière de populations inutiles. Chômage, débrouille, marché noir, trafics, vente ambulante, migrations clandestines, camps de réfugiés caractérisent les conditions de survie précaire d’une population particulièrement jeune. Une bouillonnante colère en actes s’y manifeste avec une régularité certaine, la Guinée y occupant l’avant-poste depuis le soulèvement général de 2007 dans des séries offensives qui ne laissent que de courts répits à ses gouvernants, et que le massacre militaire de septembre 2009 n’a que temporairement endigué. Les deux grands, Afrique du Sud et Nigeria, sont traversés de fiévreuses disputes, révoltes récurrentes des townships pour le premier avec une intensification particulière en juillet 2009 ciblant les gestionnaires, troubles apparemment de plus en plus sectaires et de plus en plus meurtriers pour le second que l’avènement du groupe Boko Haram officialise par le recouvrement stéréotypé des multiples expressions de la colère via la simplification islamiste si utile au confort répressif de l’État. Il y a des pics ensuite, de courts mais intenses moments de forts désordres systématiquement pilleurs et suscités souvent par les outrancières manœuvres de vieillards pour se maintenir au pouvoir, comme au Gabon en septembre 2009, suivi ce même mois par l’Ouganda où l’important pillage s’accompagne d’une prise d’armes. Autre facteur fréquent de l’émotion populaire pour les conséquences immédiates qu’il produit, les capricieuses hausses de prix occasionnent deux séquences émeutières très semblables de plusieurs jours au Mozambique en février 2008 et en septembre 2010. Le soulèvement malgache de février 2009, sur fond de pathétique concurrence gestionnaire qui permettra de l’annexer, confirme la récurrence du pillage dans cette zone du monde, mais dans une grande indifférence consubstantielle au misérabilisme qui la met à distance. La même focalisation médiatique sur la compétition pour le pouvoir d’État noie encore davantage l’enjeu véritable des émeutes ivoiriennes entre janvier et février 2010. À chacune de ces explosions, la répression débridée y fait de nombreux morts sans soulever de grandes indignations, chacun des spectateurs ayant in fine intégré le peu de valeur de ces vies-là, les mêmes qui viennent sans discontinuer finir aux abords des côtes méditerranéennes de l’Europe. La révolte en Afrique, assez exemplaire dans sa constance, apparaît néanmoins très circonscrite à chacun de ces lieux d’apparition sur un territoire immense divisé en régions aux circonstances très disparates. Autre sous-sol postcolonial, l’Amérique latine montre une plus grande homogénéité des contextes et des faits de révolte, une plus grande propension à la propagation, mais le négatif y a beaucoup souffert de la récupération gauchiste. Ne semble alors avoir surnagé de cette neutralisation que le vaillant Pérou, pour des éclats localisés aux limites apparemment sectorielles, quoique la simple question des mineurs de Tacna y ait été largement dépassée à l’automne 2008 pour une extension de la colère à toute la ville, et que la longue confrontation de dits « indiens » avec les forces étatiques connaisse une brusque amplification offensive en juin 2009. Jusqu’alors paralysée par l’entretien d’un conflit intérieur meurtrier qui commence à ce moment de s’atténuer, la Colombie émerge à l’occasion de l’effondrement d’un système financier pyramidal qui met les épargnants dans les rues pour des affrontements de plusieurs jours contre la police en novembre 2008, notamment dans la capitale, cette même police qui a dû faire face le mois précédent à des milliers d’indigènes coupeurs de route qui sont ainsi à l’œuvre indépendamment des frontières à travers une grande partie du continent, mais avec les limites archaïques de leurs revendications. Difficile de savoir ce qui se joue en Amérique centrale, territoire particulièrement dédaigné par l’information, si ce n’est une longue période de remous au Honduras en 2009 impulsée par un coup d’État. En Haïti, l’ordre n’est toujours qu’un moment temporaire entre deux explosions, pour la dernière en date alors avec le soulèvement d’avril 2008 n’épargnant ni marchandises, ni police internationale, ni direction de l’État, et il semble au vu des pillages qui lui ont succédé que même le grand tremblement de terre de janvier 2010 n’ait pas suffi à pacifier les inépuisables insoumis haïtiens. Ce tour d’horizon peut se poursuivre par une région également peu mise en lumière. Après le pic de 2006, la révolte n’a pas quitté le sous-continent indien pour continuer d’y déborder les encadrements politiciens. C’est le cas au Népal au début de l’année 2007 avec le soulèvement du Teraï calomnié en protestation régionaliste et ethnique, mais qui vient démentir la supposée conclusion victorieuse du mouvement d’avril 2006 et la neutralisation du débat en opposition gouvernement-maoïstes. Karachi éclaire toujours le Pakistan, pour des moments très éloignés de sa représentation dominante élaborée d’Occident, avec un nouveau grand saccage deux ans après celui de décembre 2007, cette fois à la suite d’un attentat en pleine achoura. Le Baloutchistan se soulève à nouveau en avril 2009, confirmant la persistance de la tension qui s’y était manifestée de façon similaire en août 2006. La principale nouveauté chez le voisin indien à ce moment tient pour sa part à l’implantation d’une longue période d’émeutes au Cachemire, une intifada tournée contre les forces policières d’occupation qui connaît des moments d’exacerbation particulière à partir de juin 2010 et pour plusieurs mois, les meurtres policiers relançant à chaque fois un nouveau cycle. Dans l’atelier du monde qu’est le Bangladesh, telles qu’elles étaient surtout apparues en 2006, les émeutes des ouvriers du textile s’affranchissent toujours de la raison économiste, notamment à la fin de l’année 2010 avec de nouvelles journées de destructions d’usines complétées par celles des commerces et par leur pillage. Les zones interlopes de l’Asie centrale, probablement les plus dédaignées par l’information, offrent dans le même État deux insurrections, la première en 2005, la seconde en 2010, au Kirghizistan, montrant à chaque fois la fragilité de l’État et la puissance souveraine de ceux qu’il prétend tant bien que mal diriger. Sa seule solution pour ce faire sera trouvée en 2010 avec la répression de la révolte en affrontements communautaires. À l’est de là, le géant chinois en voie de normalisation, mais toujours partagé entre autoritarisme et ouverture, laisse entrevoir, à l’occasion d’éclairages ponctuels, la partie visible d’une foule de frondes locales à propos desquelles la mise en spectacle des émeutes tibétaines de 2008 a servi d’arbre qui cache la forêt. Il s’y manifeste une grande tendance à l’attaque des préposés locaux à l’imposition d’un ordre arbitraire, et une difficulté croissante de l’État à répondre à ces colères de province, pour une des plus fortes en pays ouïghour en juillet 2009, sans toutefois que le cœur de son pouvoir n’y semble jamais attaqué dans les grands centres urbains. Ce qui s’est vu en revanche plus au sud au cours de la grande dispute thaïlandaise, empêtrée dans de trop graves limites pour prétendre à l’appellation d’insurrection, mais qui a peut-être dit plus qu’aucune autre sur l’époque à venir, avec ses « chemises rouges », venues des régions non bénéficiaires du tourisme paralysant, qui ont tenu Bangkok pendant quelque temps avant d’y être écrasées par l’armée. Il y aurait beaucoup à dire encore pour poursuivre cette exploration par zones et progresser ainsi jusqu’aux territoires occidentaux. Parler de l’inédite émeute de Mongolie en juillet 2008, aussi courte que dévastatrice. Évoquer les frontières de l’Europe pour faire le tri entre fausse révolte promue d’Occident et brefs instants d’offensive, comme en Estonie en avril 2007 et en Arménie en mars 2008 avec l’occupation par des dizaines de milliers de personnes de la place de la Liberté à Erevan. En se rapprochant ainsi, il faut noter la concomitance des protestations contre les plans d’austérité imposés à plusieurs pays de l’est de l’Europe au début de l’année 2009, de la Lettonie à la Lituanie, pour l’apparition d’une grande défiance traduite en actes vis-à-vis des gouvernements y imposant leurs lois iniques telle qu’elle s’est encore plus significativement montrée en Moldavie en avril 2009 avec la dissolution pratique du parlement. On y finirait par le constat d’une révolte en Occident qui se manifeste encore à ses extrémités, la Grèce continuellement agitée, le mouvement de blocage de routes dans les colonies françaises d’outre-mer en février et mars 2009. Le portrait général qui se dessine ainsi dépeint un hors-champ de l’image spectaculaire projetée à partir d’un centre occidental autoproclamé, pour une contradiction portée en actes par une jeunesse peu au fait des inquiétudes middleclass, mais que cette dernière renvoie continuellement à des questions de basses-fosses et maintient ainsi dans une distante extériorité.

Division Islam

Une grande partie des États parmi les plus émeutiers cités ici pourraient trouver leur place dans une division du monde qui ne doit pas tant à la géographie qu’à l’opposition idéologique imposée par la contre-révolution iranienne. C’est une représentation basée sur l’affirmation d’une identité islamique d’États dont les populations relèvent a priori de cette confession, qui est éminemment discutable, mais qui définit des conditions particulières pour les révoltes qui y surgissent. Et depuis 2001, ce dispositif ultra-conservateur a pesé lourdement comme il avait pu déjà le faire dix ans auparavant pour détourner et battre les plus fortes insurrections d’alors, en particulier celles d’Algérie. Il sert aux gestionnaires concernés, appuyés par l’information dominante, à la fois de contre-feux, de moyens d’encadrement, de désignation d’un ennemi intérieur ou a contrario, quand ce n’est pas les deux à la fois, pour la prétention de ces dirigeants à s’opposer au pôle libéral-occidental. Son spectre s’étend du Maroc à l’Indonésie sans que l’identité ainsi imposée ne recoupe celles dites ethniques. La rénovation de la religion monothéiste en étendard politique identitaire est venue compenser pour ces zones, et souvent au-delà, l’effondrement de l’idéologie marxiste. Et en effet, qu’elle remplace le stalinisme ou s’y mélange, les deux idéologies partagent des caractéristiques communes, d’autoritarisme, d’obéissance, de glorification du sacrifice, avec toutefois cette dimension spirituelle et morale supplémentaire apportée par l’islam politique contre le rationalisme matérialiste occidental et ses carcans. Puissant moyen d’influence et de mobilisation, du fait d’un fort pouvoir d’identification communautaire, l’islam rénové pour ce faire reste un instrument souple à disposition de manipulateurs de masses, une grille d’interprétation préalable pour l’information, un alibi à la répression étatiste à l’abri des reproches occidentaux et un cul-de-sac pour les révoltés qui s’y fourvoient. Les campagnes guerrières occidentales du début de la décennie 2000, prolongées par les occupations néocoloniales, ont grandement renforcé la vision bipolaire et l’assignation contrainte dans chacun des deux camps. L’indignation et la colère suscitées alors, pour lesquelles le néo-islam est à la fois un grand levier et une impasse, y ont ainsi été incarcérées dans un cadre prédéfini régi par l’information qui en a fait ses choux gras et ses unes durant toutes ces années. Du sous-continent indien au fin fond de l’Afrique, en passant par l’Asie centrale, le néo-islam est plus que jamais alors un puissant dérivatif de l’insatisfaction. Pour ce qui concerne le centre de gravité arabe de ce « monde musulman », la plus forte des révoltes de cette période y a eu lieu en Irak consécutivement à l’invasion US du pays et à la chute de Saddam, à l’intérieur donc d’une scène éclairée par les projecteurs journalistiques et avec les limites ainsi préalablement établies. A posteriori, c’est une sorte d’avant-goût de l’hiver 2011, avec l’initiative populaire de départ en moins, pour d’immenses pillages exhaustifs en avril 2003 à la faveur de l’effondrement complet du régime et de l’absence momentanée de police, des émeutes contre les dirigeants locaux arbitrairement mis en place et un devenir guerre civile de la révolte qui autorise ensuite la noyade de tout cet élan dans la boucherie sectaire et terroriste. Le voisin iranien a connu de multiples frondes de son côté, souvent localisées dans ses régions kurdes et arabes, pour atteindre surtout Téhéran en 2009 sous la forme d’une mobilisation massive en juin présentée parfois en archétype du «  printemps arabe », à l’occasion de la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad, dont on entendra un écho plus mat, mais peut-être plus offensif, en décembre de la même année. Entre ces deux moments de Bagdad à Téhéran, la division spectaculaire s’est en partie estompée, quittant les premiers feux de l’actualité avec la fin de l’ère bushiste et l’élection d’Obama en 2009 aux États-Unis pour l’amorce d’une sorte de détente. C’est du moins la forme de la politique internationale US qui change, moins interventionniste et moins paternaliste, et ce faisant un passage provisoire du « choc des civilisations » au second plan.

Pour ce qui concerne directement les États où vont naître les insurrections de 2011, pour leur majorité compris dans cette division, des signes nouveaux apparaissent à partir de 2008, relativement mineurs mais qui ont pris un plus grand sens depuis. Jusque-là l’Algérie restait isolée en Afrique du Nord, comme l’État dit arabo-musulman le plus attaqué par l’émeute, mais sans que la grande profusion n’effleure le cap atteint lors du soulèvement du printemps 2001 et sans qu’elle fasse école non plus dans le reste du Maghreb. En 2008, des mouvements sociaux concomitants au Maroc (Sidi Ifni), en Égypte (Mahalla-el-Kobra) et en Tunisie (Redeyef) augurent à partir de foyers régionaux encore excentrés d’une radicalité nouvelle. La chose est particulièrement inédite pour l’État tunisien depuis 1984. Entre ces deux dates, la Tunisie n’apparaît pas, où de manière seulement anecdotique, parmi les États secoués par les moments d’effervescence émeutière. Les derniers repères du négatif en Tunisie sont loin, principalement identifiables à deux événements majeurs, le grand débordement de la centrale syndicale UGTT en janvier 1978 et la révolte de rue non encadrée qui a explosé en décembre 1983 pour se répandre à tout le pays au début du mois suivant. Le prétexte de ce qui sera archivé sous l’appellation quasi médiévale d’« émeutes du pain » y fut une directive du FMI dictée aux dirigeants tunisiens avec pour conséquence la perspective d’une augmentation du prix de l’aliment de base. La série d’émeutes qui s’est ensuivie fut toute proche de se changer en insurrection si ce n’avait été le revirement in extremis des bureaucrates tunisiens palliant la répression militaire insuffisante à ramener l’ordre malgré au moins une centaine de tués. Ces deux moments déterminent l’évolution de l’État tunisien par la suite, déclin progressif de Bourguiba grandement fragilisé par la révolte, et montée en grade du militaire Ben Ali, au premier poste de sa répression en 78 et qui se voit confier à partir de 84 la réorganisation sécuritaire de l’État avant d’en user pour mettre fin en 1987 au règne du « père fondateur ». Sous de faux airs de modernisation démocratique, c’est un remplacement pour une conversion aux exigences du marché, avec à la clé le progressif accaparement oligarchique des richesses, associé à la mise en place d’un verrouillage sécuritaire éradiquant toute opposition politique. Le deuxième acte de la révolution iranienne qui s’ouvre en Algérie en 1988 ne touchera pas, ou très peu, le voisin tunisien, dont la politique ultra-répressive donnera sa légitimité internationale à Ben Ali face au péril islamiste tel qu’il se manifeste opportunément durant les années 1990 dans la sale guerre algérienne. La préservation d’un mode de vie laïc et le prétendu « miracle économique », développement du tourisme et main-d’œuvre à bas coût pour l’industrie textile, assurent au potentat un complet soutien occidental indifférent à la flagrante nature dictatoriale du régime. L’épouvantail islamiste autorise ainsi une gestion policière particulièrement étendue et brutale pour une monopolisation du pouvoir régulièrement validée par des scores électoraux avoisinant les 100 %. Vingt ans d’une situation si caricaturale et à la fois si typique ont in fine installé l’impression d’un peuple tunisien soumis et consentant, d’un petit pays sous bonne garde assurant une destination sûre au touriste européen en quête de vacances ensoleillées à peu de frais. C’est son surgissement dans un tel cadre aux apparences d’immuabilité qui donne sa valeur particulière à la protestation du bassin minier de Gafsa en janvier 2008. Durant six mois, à partir de la contestation des méthodes de recrutement injustes de l’entreprise publique d’exploitation du phosphate, les habitants de plusieurs petites villes d’une région au fort taux de chômage vont multiplier les pratiques d’insoumission, occupation, campement public, sabotage, jusqu’à des moments émeutiers, encore relativement mineurs, en avril et en juin. Le mouvement, affranchi des directions syndicales, s’est étendu des jeunes chômeurs à toutes les catégories de la population pour montrer une grande solidarité, mais il s’est trouvé isolé du reste du pays par le contrôle étatique des médias puis le déchaînement répressif contre des villes mises sous sièges policier et militaire. Rafles, torture, tirs à balles réelles, lourdes peines de prison ont eu raison de cette fronde, inédite dans son endurance et ses pratiques d’auto-organisation. Elle apparaît comme une sorte de laboratoire aux limites circonscrites par son contexte, ne trouvant d’écho qu’à Feriana en juin 2008 dans le gouvernorat voisin de Kasserine. Il faut attendre 2010 pour voir de nouveaux foyers s’allumer, avec surtout les affrontements entre manifestants et flics étendus à plusieurs localités de la région de Ben Gardane en août 2010 et consécutifs à la fermeture d’un passage frontalier avec la Libye. Aussi limités et rares soient-ils encore, ces événements tranchent radicalement avec les décennies antérieures et l’apparent consentement à la fatalité d’une tyrannie mafieuse et policière unanimement célébrée de l’extérieur pour la stabilité qu’elle serait seule à même d’assurer.

Progrès de l'aliénation

Cette présentation abrégée des manifestations de l’histoire dans la seconde moitié des années 2000 ne serait pas complète sans celle de son contrechamp, les mutations qui affectent leurs ennemis. Derrière leur métissage qui ne semble plus permettre de définir les limites propres à chacun de ces moyens de communication dominants, État, marchandise et information ont continué d’évoluer sous l’effet de leur compétition pour leurs prérogatives respectives, sans qu’une telle concurrence ne brise toutefois l’équilibre de leur complicité immanente.

Parmi ces renouvellements de forme, l’un d’eux, concernant la transmission des faits entre les humains, dépend directement de l’intensification de la division spectaculaire du début de la décennie. Il apparaît comme une mise en cause de l’information dominante par elle-même, une réforme pour ce qui a pris toutes les apparences d’une église. Rappelons que l’accès à la domination de l’information, ce passage de moyen en fin et l’inversion de la hiérarchie qui la soumettait à l’État et à la marchandise, est un phénomène relativement récent qu’on pourrait décrire suivant une courbe ascendante aux airs d’irrésistible conquête qui a fini par se stabiliser dans une souveraine occupation du territoire public aux côtés de ses deux acolytes marchand et étatique. Cette colonisation ne s’est pas démentie, celle d’un intermédiaire relativement déconsidéré, qui tient ce qui reste de ses prétentions vertueuses du passé, avec pour seule justification la nécessité fatale de son existence, de son rôle, quotidiennement imposés au nom de principes moraux et dans la plus parfaite illégitimité. Mais son crédit s’est usé depuis son arrivée au pouvoir et les multiples forfaitures qu’elle s’est crue autorisée pour son propre compte qui reste in fine celui du marchand, manipulateur, falsificateur et truqueur. Les scandales que devait révéler le journalisme, auréolé de sa légende de contre-pouvoir du monstre froid étatique, sont devenus les siens. L’écart entre ses principes éthiques affichés d’impartialité et de neutralité et la vérité de ses pratiques n’a cessé de se creuser pour étaler une hypocrisie de moins en moins tenable parce que de plus en plus visible. Les grands spectacles des guerres étatiques menées depuis l’Occident disent peut-être le mieux cette évolution. Dans l’accompagnement médiatique des bombardements de l’Irak en 1991, avec la machine CNN en tête de proue, l’information n’est plus le trublion candide dévoilant les Pentagon Papers lors de la guerre du Vietnam, mais le fier associé de l’État, de son arbitraire, de sa propagande. À ce moment, l’information dominante se montre plus que jamais synonyme d’information occidentale, c’est-à-dire idéologiquement orientée par les intérêts étatiques de son lieu d’apparition, de la société libérale qui conditionne son existence, et déterminée par le moment de cette apparition. Suivant la nouvelle division idéologique du monde qu’elle a participé à imposer et parce qu’arrivée à un stade avancé de son discrédit, elle a fini par se diviser à son tour. Al Jazira est le principal résultat de ce schisme. La chaîne de télévision satellitaire est la création opportuniste du petit émirat du Qatar jusque-là complètement dans l’ombre de son voisin saoudien et alors en voie de libéralisation marchande. La totalité de la rédaction est récupérée à la suite de l’échec d’une tentative anglo-saoudienne de créer une antenne arabe de la BBC. L’État rentier du Qatar s’est ainsi offert un média transfrontalier, calqué pour ce qui est de sa forme sur les modèles anglais et américain, mais destiné d’abord aux arabophones et qui se distingue en revanche par une ligne éditoriale en rupture avec ces modèles ainsi qu’avec la quasi-totalité du paysage médiatique arabe sous contrôle étatique. Son traitement de terrain de la seconde intifada, qui verra la montée en grade des récupérateurs islamistes du Hamas dont elle assure la notoriété, permet d’abord à la chaîne de s’affirmer comme une source d’information incontournable jusque chez les médias occidentaux, son véritablement avènement mondial n’intervenant qu’à l’issue des attentats du 11 septembre 2001. Dans le cadre pseudo-historique imposé alors, elle s’affirme au premier plan comme une espèce de double de l’information dominante traditionnelle pour fournir une version des faits en phase avec l’opinion supposée du public arabo-musulman. Elle y parvient d’abord en acquérant une sorte d’exclusivité quant aux apparitions publiques de Ben Laden, personnification de ce moment spectaculaire en tant que figure maléfique du terrorisme pour l’Occident et celle d’une résistance à son hégémonie pour les territoires musulmans, dont elle fera plus qu’aucun autre média le responsable de l’acte fondateur. Cet apanage lui permet à lui seul une très large audience au-delà de sa clientèle initiale. Promotion qu’elle assure ensuite par sa couverture en continu des guerres occidentales d’Afghanistan puis d’Irak. Elle s’y démarque alors du traitement par les médias occidentaux, tant en matière de point de vue que de présence sur place, gagnant ainsi une importante audience dans les États arabes. Il n’est pas difficile pour ses journalistes qui connaissent bien le terrain, et qui y sont surtout tolérés, de démystifier les grossières caricatures issues des salles de rédaction américaines à propos de la Palestine, de l’Afghanistan ou de l’Irak. La dénonciation des mensonges occidentaux sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein et sur sa complicité supposée avec Al Qaeda conforte son large crédit. Au point que, sur le théâtre des opérations, ses journalistes soient pris pour cibles et ses antennes locales bombardées par les forces états-uniennes. Reconnue dans sa fonction transgressive et par ce statut de martyr, elle s’impose ainsi dans l’ensemble du « monde arabe », s’y attirant l’hostilité de la plupart des régimes qui avaient encore la maîtrise de l’information à l’intérieur de leurs frontières, notamment parce qu’elle ouvre grand ses studios à l’ensemble de leurs opposants en exil. Elle doit ainsi son ascension à la critique qu’elle paraît porter à la fois contre les deux formes disponibles d’information depuis une décennie, presse locale aux ordres, médias libéraux d’Occident. L’un des principaux leviers de cette distinction réside dans son traitement de l’islamisme et de ses représentants qui sont toujours indésirables pour l’information dominante traditionnelle sinon en tant qu’ennemis extérieurs. Al Jazira enfreint cette règle commune implicite : l’islamiste n’y est pas persona non grata, la liberté d’expression s’étend à sa personne et ses opinions, même sous la figure du « terroriste », il n’est pas à première vue plus mauvais que les bons laïcs à la tête des États arabes et qui terrorisent leur population au nom de sa menace. Mais cette caractéristique, qui reconduit in fine ce « choc des civilisations » qu’elle prétendait contredire, n’est pas pour autant centrale, la chaîne s’enorgueillissant de valeurs libérales à son antenne, pluralité des opinions, liberté d’expression, débat contradictoire, point de vue supposé des dominés. Car c’est bien à cette condition qu’elle peut jouer le rôle que lui a destiné l’État qatari comme vitrine de sa modernisation, paravent de son archaïsme à destination de l’international, alors qu’il n’aura de cesse de renforcer sa collaboration avec les États-Unis jusqu’à leur servir de base arrière pour leurs menées guerrières locales et qu’il verrouille toujours les libertés sur son propre sol. Et c’est là toute la contradiction de cette créature de Frankenstein, financée apparemment à perte par un État converti à l’ultralibéralisme, et qui doit son existence à la lutte d’influence contre le voisin saoudien dans la région, finalement contraint de créer à son tour sa propre chaîne sur le même modèle en 2003 avec Al-Arabiya. La pseudo-critique portée par Al Jazira a été la condition de son entrée fracassante sur le marché de l’information, l’extension de l’information dominante à une clientèle qu’elle ne pouvait plus atteindre, à des territoires où elle ne pouvait plus mettre les pieds, une solution régionale à son discrédit, la résurgence momentanée de sa vertu et de sa virginité initiales. L’information dominante, sous sa forme indépendante donc, n’est plus seulement l’information occidentale, sa segmentation communautaire est une étape de sa domination, avec notamment son affranchissement de la nécessité de prendre pied dans une démocratie parlementaire. À rebours des progrès tant vantés, de la subversion qui lui est alors prêtée, cet opportunisme et cette énième perte de cohérence interne la montrent encore davantage dans sa duplicité, son arbitraire, son usurpation intrinsèques. Avec Al Jazira, l’information s’est seulement offert un délai supplémentaire retardant sa critique véritable, délai qui va toutefois peser lourdement en 2011.

Le deuxième phénomène notable impliqué par cette crise de l’information dominante s’inscrit également dans l’espèce de cure de jouvence qu’elle se cherche alors. Il concerne cette fois les frontières qui délimitent suivant des accords relativement tacites les domaines exclusifs de l’État et de l’information et qui sont alors transgressés à partir d’une intervention extérieure au monde journalistique proprement dit. L’initiative provient de l’activisme hacker sous la forme d’un site internet improprement intitulé Wikileaks, puisqu’il ne fonctionne pas suivant le principe collaboratif et horizontal des dits wiki, qui se propose la publication de documents secrets d’État ou d’entreprises fournis par des contributeurs volontaires dont il est censé assurer l’anonymat. Créée en 2006, l’activité de l’organisation Wikileaks apparaît d’abord comme une mise en cause des informateurs dominants par la révélation de ce qui malgré eux reste caché, ici à travers la collecte d’une foule d’informations brutes dont elle encourage la « fuite » par les anonymes qui y ont accès. Il s’agit là aussi de revenir à une mission première de l’information, celle d’investigation qui devrait assurer la transparence de l’exercice du pouvoir, mission qui aurait été dévoyée par la trop flagrante inféodation des médias dominants aux gouvernements et qui reviendrait alors aux citoyens « lanceurs d’alerte ». Sans grande influence jusqu’alors, Wikileaks atteint une renommée mondiale à partir de l’année 2010 avec une série de publications provenant vraisemblablement d’une source unique et concernant d’abord les méthodes employées par la coalition internationale en Afghanistan et en Irak. Elle commence en avril avec la mise en ligne d’une vidéo d’une bavure commise en 2007 par un hélicoptère américain ayant mitraillé plusieurs civils en Irak, dont deux reporters locaux de l’agence Reuters, de quoi s’assurer de l’indignation de la profession. S’ensuit une sorte de réédition de l’épisode fameux des Pentagon Papers durant la guerre du Vietnam où une masse de documents classés confidentiels concernant le conflit avaient été transmis par un fonctionnaire aux grands journaux américains pour un scandale qui allait conduire à la défaite de l’État américain devant la justice. En juillet 2010, Wikileaks reprend la méthode de ces heures de gloire à propos des crimes de guerre perpétrés par les troupes américaines et britanniques en Afghanistan, et comme son célèbre devancier avec la collaboration inédite de grands titres de la presse occidentale. Guardian, New York Times et Der Spiegel, qui ont disposé à l’avance des milliers de documents secrets, s’emparent du scoop pour en faire leur une. À la manière de toutes ces start-up lancées sur le web, au moment de faire un gros coup et pour apparaître en pleine lumière, Wikileaks se raccroche finalement à la grande machine dont elle prétendait dénoncer les insuffisances et les compromissions et dont elle ignore visiblement la véritable fonction. Et cette collusion bénévole avec les médias à but lucratif, si elle a probablement pour objectif de se couvrir vis-à-vis de l’administration américaine en mouillant des autorités journalistiques inamovibles, change radicalement la nature du projet initial dès ce moment personnifié par son créateur fait vedette. L’information dominante accueille l’irruption de cet agitateur avec ambivalence, contrainte de suivre le rythme qu’il lui impose, de s’aligner sur ses incontestables révélations, tout en formulant des objections quant à son ambition de révéler les informations brutes sans traitement journalistique, c’est-à-dire en l’occurrence sans les censurer. Au motif du danger représenté par le dévoilement de l’identité de collaborateurs afghans des occupants US, l’information rappelle ses limites et ses principes, son devoir de responsabilité. Raison affichée pour laquelle le New York Times a communiqué au Pentagone les documents avant publication. Cette apparente dissension pour des raisons déontologiques est le moyen par lequel l’information dominante parvient à se distinguer de Wikileaks considéré et remis à sa place alors comme une simple source parmi d’autres, tandis qu’elle l’a déjà circonscrit à son fondateur starisé empêtré dans une affaire de mœurs et quitté par une partie de ses acolytes lassés de son narcissisme. En petits poux vexés, les journaux non associés à l’opération ne cesseront pour leur part de dénoncer la démarche irresponsable de Wikileaks et le danger totalitaire de la transparence absolue. L’État américain accroît de son côté ses menaces et parvient à mettre la main sur la taupe au sein de ses services. La renommée fulgurante de Wikileaks est aussi le moment de sa fulgurante déchéance où État et information se resserrent pour étouffer cet arrogant arriviste qui s’est vu trop beau. La deuxième salve de documents, en octobre 2010, révèle les pratiques de l’armée américaine durant son occupation de l’Irak avec la participation de nouveaux médias, dont Le Monde et El País. Pour la troisième fournée d’ampleur, le partenariat avec les organes de presse est encore plus étroit, ceux-ci obtiennent pour un temps que Wikileaks ne publie de son côté que ce qu’ils ont préalablement trié et validé, ce qui reste après censure donc. Il s’agit en novembre 2010 de plusieurs centaines, sur des dizaines de milliers obtenus, de télégrammes classés confidentiels échangés au sein de la diplomatie américaine depuis les années 60. Le principal qui en émerge réside dans des ragots de coulisse décrivant les chefs d’État du monde du haut de la hiérarchie internationale à la façon de notes internes d’un service des ressources humaines évaluant le personnel de son entreprise avec le mépris qui lui est dû. C’est le plus superficiel qui surnage de cette masse brute, et paradoxalement c’est ce superficiel qui va avoir quelques effets. Mais, même pour le reste, cela semble des secrets de polichinelle, ou ce que tout le monde subodorait déjà, quoiqu’ici reconnus avec précision et cynisme par ceux payés traditionnellement pour les démentir. La mise au jour des dessous gestionnaires, de la crasse brute d’un monde ubuesque sans l’emballage explicatif de sa nécessité, apparaît alors, après une longue période de relative mise sous pli, comme une offensive en partie contrainte de l’information contre l’État dont les chefs s’indignent unanimement. Il en ressort des portraits de dirigeants plus ou moins corrompus, aux manœuvres incessantes et pathétiques, et dont la soudaine nudité dévoile surtout la fragilité. Au milieu de leurs confrères de tous les continents, les dirigeants arabes y tiennent bonne place. Le « dictateur » Ben Ali en particulier et le pillage en bande organisée de la Tunisie par sa belle-famille décrite comme une « quasi-mafia ». Un exposé sans fard du pays que connaissent déjà ses habitants pour en faire le constat quotidien, mais le véritable scandale semble surtout tenir alors dans cette révélation publique de l’extérieur, le ridicule de leur situation renvoyant les Tunisiens à des gogos, des dupes menés par une équipe d’escrocs. On y trouve aussi la nécessité pour les diplomates américains de garder des liens avec le « bizarre » Kadhafi qui manipule les tribus pour conserver le pouvoir, et dont les fils « omnipotents », des « voyous », sont détestés par la population locale. Moubarak y est quant à lui dépeint en vieux chef d’État qui ne pense qu’à mettre son fils à sa place. Mais l’éclaboussure des révélations s’étend bien au-delà de ces quelques cas particuliers, l’intolérable intrusion sauvage dans l’envers du décor entraîne rapidement une foule de représailles de toutes sortes menées conjointement par marchands et États contre Wikileaks et son leader arrêté. L’initiative sans véritable projet autre que progressiste, c’est-à-dire inscrit dans l’amélioration réformiste de ce qui est déjà là, a été d’abord absorbée puis neutralisée par un système étatico-médiatique dont elle ne critiquait in fine que les imperfections. Il n’y a pas de raison de surestimer par ailleurs son influence, elle intervient en tant qu’épiphénomène d’un réagencement plus ample des moyens de communication dominants au cours d’une phase transitoire marquée par une défiance grandissante vis-à-vis des autorités établies et l’ascension de nouveaux acteurs plus conséquents.

À partir du milieu de la décennie 2000, les marchands trouvent de nouveaux débouchés au web qui ne semblait plus justifier les grands espoirs de capitalisation fondés avant l’éclatement de sa bulle quelques années plus tôt. Au moment où son accès se généralise dans le monde, quand il n’était jusque-là réservé qu’à une minorité d’utilisateurs principalement situés en Occident, son modèle passe d’un usage majoritairement consultatif à la participation contributive permise à tous ceux qui disposent d’une connexion. Ce sont l’apparition et l’expansion massive et rapide de ce qu’il est convenu d’appeler depuis « les réseaux sociaux », de Facebook et Twitter en tête, à la prolifération de blogs, en passant par les sites de partage de vidéos en ligne. Du point de vue de l’aliénation, c’est un phénomène majeur confirmant l’idéologie dominante en communication infinie, dont les principaux organes se sont depuis installés aux premières loges de la domination, mais comme toute évolution technique dans ce domaine, ces nouveaux outils « interactifs » propulsés par l’ennemi doivent être saisis dans leur dimension dialectique pour la mutation profonde et ambivalente qu’ils signifient. Ce qui apparaît d’abord, intrinsèquement lié à leur motif marchand, c’est la misère des buts de tels moyens et le répugnant usage qui en est donc fait. Il faut croire que le monde progresse toujours par le mauvais côté, sous l’apparence ici d’un stade ultime de la marchandisation, d’une avancée de la colonisation de la communication des humains par les choses. Progression d’autant plus conquérante alors que la période voit aussi apparaître le web mobile, la possibilité de se connecter via les nouveaux téléphones alors en voie de généralisation, moyen d’une réalisation de l’utopie marchande d’une consommation permanente. D’un réseau éclaté initial, Internet se structure alors autour de grandes autoroutes gérées par des enseignes monopolistiques à la croissance exponentielle, devenues en quelques années les organes marchands les plus puissants, mais qui passent pour des sortes de services publics parce que leur moyen de rentabilisation, essentiellement publicitaire, n’est pas immédiatement identifiable. Avec l’apparence de la gratuité, la plate-forme Facebook s’insère comme intermédiaire centralisateur dans la communication interpersonnelle des individus avec leur entourage, leurs connaissances, suivant les cercles concentriques de la famille, des loisirs, du travail. Les limites antérieures de l’Internet sont surmontées par cette contribution bénévole de masse suscitée par la promesse d’une expansion de la visibilité, de l’accès général à la publicité. L’ampleur des conséquences d’une telle modification est difficilement détectable alors, tant s’y répand l’insignifiance, l’impudeur narcissique, la fascination pour l’image, la satisfaction simulée du quotidien, la perte inconséquente de l’anonymat. Dans un monde où la domination middleclass est déterminée par l’accès à la visibilité, les acteurs traditionnels, TV et presse, marques et vedettes, conservent encore leur prééminence sur des « réseaux sociaux » qui n’apparaissent que comme des relais, le lieu d’une multiplication des retransmetteurs d’un contenu décidé ailleurs. Mais, malgré le maintien de cette hiérarchie, c’est une communication qui s’établit sur des bases relativement horizontales quand jusque-là le pouvoir tenait toujours à sa verticalité, à une transmission unilatérale, avec son émetteur sur scène et son public maintenu dans l’obscurité suivant l’adéquate allégorie du spectacle. La finalité de ces nouveaux moyens est particulièrement floue, même pour leurs concepteurs, et leurs usages, qui se définissent au fil du temps, échappent en partie à ce à quoi ils paraissaient initialement dédiés. Les pauvres y communiquent au-delà d’un contenu qui serait strictement utilitaire ou marchand, dans une profusion sauvage sans grand contrôle, quoique la censure y règne, mais sous une forme encore imparfaite, robotisée, s’appuyant sur la délation participative. Dans ce magma, l’information a sa place, comme un débordement de l’information dominante traditionnelle, hors de toute instance hiérarchisante et noyée au milieu du divertissement crétin et de la légèreté générale. Elle prend ici aussi une forme communautaire, inhérente au fonctionnement en réseaux, avec des espèces de niches closes sur elles-mêmes où chacun reçoit l’information correspondant à ses sensibilités supposées, à son identité. Le réseau confirmant ce caractère du spectacle qui unit le séparé en tant que séparé pour l’illusion de la communauté. C’est un paramètre important à partir de cette période, et qui n’a pas été suffisamment analysé pour son action sur la révolte, ce qu’il participe à banaliser dans le devenir journaliste de chacun, mais ce qu’il entraîne aussi par effet de viralité et pour les possibilités de contournement des contrôles étatiques. Il a ainsi été prêté un rôle essentiel au réseau Twitter lors du mouvement de révolte iranien du mois de juin 2009 jusqu’à le baptiser « révolution Twitter ». Le réseau de « microblogging » y a été utilisé pour organiser les rassemblements, y diffuser des vidéos amateurs, transmettre les faits au-delà des frontières d’un État inaccessible à l’information étrangère. État iranien qui en retour s’est démené pour bloquer l’accès à Internet. A posteriori, l’influence des réseaux sociaux durant cet événement y a été surévaluée, l’investissement de ce média y ayant été minimal sur le terrain, mais effectivement important pour toute la diaspora de l’opposition exilée et généreusement appuyée par l’opinion occidentale hostile au régime des mollahs. Cette vision progressiste et vertueuse des réseaux sociaux, qui assure leur promotion en moyens d’émancipation dans des États autoritaires, voile leur versant policier, les possibilités nouvelles qu’ils permettent quand le besoin s’en fait sentir en termes de traçage, d’identification, de blocage arbitraire. Leurs propriétaires marchands, qui les contrôlent d’Occident et décident verticalement de tout leur fonctionnement suivant leurs propres intérêts, ne sont pas affranchis de l’autorité de l’État avec lequel ils collaborent par conséquent. Horizontalité et visibilité de ces nouveaux moyens n’y valent dans ce cadre que comme des illusions, annulées dans leur promesse par la mise sous cloche d’une agora virtuelle, segmentée à l’extrême, surveillée par la police, exploitée par la marchandise et dont la totalité des règles sont fixées indépendamment des participants faits clients de leur propre production. Dans son expansion, cet enclos tend à se substituer au monde sensible pour éloigner toujours davantage la communication de toute vérification pratique. La grande soif de communication s’y abîme, s’y épuise dans le plaisir solitaire sans orgasme, dans la lutte généralisée pour paraître. La parole s’y trouve dévaluée par l’impression d’une vacuité des échanges sans conséquences, bouclés, de constat en commentaire, de commentaire en constat. Du point de vue des enjeux de l’époque, on peut considérer les « réseaux sociaux » et leur expansion comme un moyen prophylactique de prévenir le projet d’une assemblée du genre humain en lui substituant préventivement sa version falsifiée. C'est un retour du débat de salon, cette fois-ci étendu à ceux susceptibles de le mener dans les rues. 2011 et ses suites montreront toutefois la marge de manœuvre laissée par ces outils encore rudimentairement définis, les pistes possibles de leur détournement vers la réalisation de la communication, vers la rencontre véritable.

Forme et méthode

Le présent compte rendu de l’offensive de l’hiver 2011 prend la forme d’un récit pour une restitution orientée de faits généralement oubliés ou présupposés connus. Il s’est élaboré à partir de dossiers de presse constitués au moment des événements et complétés ensuite par des documents divers non directement issus de l’information, livres et analyses en particulier. Il s’appuie sur une chronologie orientée pour chaque État. Ce qui devait concerner la totalité au moins de l’année 2011 a été ramené à ses premiers mois, avec pour l’instant la publication des événements tunisiens et égyptiens de cette période de montée, pour, dans le meilleur des cas et suivant ce que le temps nous réserve, leur complément par d’autres publications à venir.

Décembre 2020

Hiver 2011, le commencement d'une époque